Eloge de la folie
Le cri du sorcier (1978) de Jerzy Skolimowski avec Alan Bates, John Hurt, Susannah York. (Éditions Elephant films) Sortie en DVD/BR le 2 juin 2015
J'ai découvert ce film une première fois il y a fort longtemps, un samedi soir sur la chaîne suisse romande qui consacrait alors un créneau au cinéma fantastique. Pour l'adolescent amateur d'horreur et de fantastique que j'étais, le film de Skolimowski fut une expérience plutôt déconcertante et j'étais passé complètement à côté. L'exhumation du Cri du sorcier dans une belle copie est une excellente nouvelle et elle permet de redécouvrir une œuvre tout à fait singulière et étrange.
A l'occasion du tournoi annuel de cricket qu'il organise au sein de son asile psychiatrique, le docteur Robert Graves a convié Charles Crossley pour arbitrer la partie. Ce mystérieux individu est persuadé qu'il est capable de tuer avec son cri. Il raconte alors son existence et la manière dont il a exercé son emprise sur un couple ordinaire...
Le film déconcertera sans doute les amateurs de fantastique traditionnel dans la mesure où Skolimowski n'a jamais recours aux ficelles classiques du genre. Si l’œuvre frise constamment le surnaturel, elle n'en montre que très rarement les irruptions (citons néanmoins la très impressionnante scène du fameux « cri ») et se contente davantage de faire sourdre une angoisse diffuse, un malaise de plus en plus prégnant.
Le récit débute dans le cadre d'un asile psychiatrique et très vite on comprend que ce qui intéresse le cinéaste est de questionner les rapports entre la « folie » et la « normalité ». Si Charles Crossley évoque un séjour chez les aborigènes et qu'il se présente comme une sorte de sorcier, il est surtout l'élément perturbateur qui fait surgir au grand jour les pulsions les plus enfouies, les désirs refoulés. Anthony et Rachel forme un couple d'apparence normale : il est preneur de son et se livre à des expérimentations sur les sons (très jolies scènes où le cinéaste invente un univers sonore assez inédit) et trompe à l'occasion sa femme avec une jolie villageoise. L'arrivée dans ce foyer de Crossley va révéler la part d'inconscient qui se niche au cœur de chaque individu. Ange noir pasolinien, Crossley instaure un climat de malaise (il avoue qu'il peut tuer en criant et évoque ses pouvoirs surnaturels) mais également de fascination puisque Rachel succombe à son charme. Ce sorcier révèle à la fois l'hypocrisie d'un certain mode de vie rangée à l'anglaise et les courants souterrains qui régissent l'être humain.
En introduisant ce léger décalage « surnaturel », Skolimowski s'intéresse une fois de plus à ce qui défie les conventions et la « normalité » dans la nature humaine. Déjà Deep end nous faisait plonger dans les « eaux profondes » de l'inconscient et du désir. Dans Le cri du sorcier, l'argument surnaturel ne sert qu'à montrer la folie tapie au cœur des individus, notamment ce désir de destruction que représente Crossley. Le cinéaste, comme il le fera ensuite dans Essential killing oppose au vernis de la civilisation l'animalité brute qui peut ressurgir du cœur humain : toutes les tentatives de dompter l'inconscient semblent vaines et les forces les plus obscures peuvent à tout moment ressurgir, à l'image de cet orage final où un « fou » finit par danser nu sous la pluie.
Un très beau moment du film nous montre le docteur expliquer ce que sont la normalité et la folie en comparant deux arbres. Même si les branches du deuxième vont dans des directions plus imprévisibles, ils se ressemblent beaucoup et sont surtout de la même nature.
C'est ce léger décalage qu'adopte également le film. Skolimowski parvient à instaurer immédiatement une atmosphère bizarre, privilégiant un montage « flottant » qui donne constamment un léger sentiment de vertige, comme si tous les êtres filmés étaient gagnés par cette folie. Le travail sur le son n'est pas étranger à cette sensation et le cinéaste nous immerge dans un bain sonore singulier et entêtant.
Mais s'il fallait absolument trouver une référence à ce film « chamanique », c'est sans doute du côté de la peinture et de Francis Bacon (directement cité d'ailleurs) qu'il faudrait aller chercher. Comme le peintre britannique, Skolimowski met à nu l'être humain et le saisit au plus profond de son isolement (on retrouvera cette idée dans Essential killing et Quatre nuits avec Anna). C'est une vision à la fois profondément charnelle de l'homme mais également « existentialiste » en ce sens que cette « chair » semble toujours traversée par des forces obscures, de désirs, de douleurs et menacée par la folie.
Et c'est cette folie généralisée qui fait le prix de cette œuvre étrange et singulière...