Garçon d'honneur (1993) d'Ang Lee avec Winston Chao, Mitchell Lichtenstein, Sihung Lung

Salé, sucré (1994) d'Ang Lee avec Sihung Lung, Winston Chao

Éditions Carlotta films. Sortie en DVD le 25 novembre 2015

Raison et sentiments

La sortie en DVD et Blu-Ray de deux films d'Ang Lee (respectivement son deuxième et troisième) va nous permettre de nous replonger dans l’œuvre du plus américain des cinéastes taiwannais. En effet, même s'il aborde des thèmes s'enracinant parfois dans une culture locale, il les traite toujours de manière occidentale, permettant de rallier un plus grand nombre de spectateurs. L'exemple le plus célèbre reste celui de Tigre et dragon, relecture d'un genre purement chinois (le Wu Xia Pian ou film d'arts martiaux) à la sauce occidentale.

Une des autres obsession du cinéaste, héritier en ce sens des combats de la fin des années 60 (voir Hôtel Woodstock) est l'opposition des désirs individuels aux règles rigides dictées par la tradition. On ne s'étonnera pas qu'il ait adapté Jane Austen sur grand écran avec un titre qui pourrait résumer l'ensemble de son œuvre : Raison et sentiments.

 

Dans Garçon d'honneur, les sentiments sont ceux qu'éprouvent Wai-Tung pour son amant américain Simon. La raison est incarnée par les parents du jeune exilé chinois qui le pressent pour qu'il se marie et leur offre une descendance. Pour aider une jeune taïwannaise sans papiers et faire bonne figure devant ses parents, Wai-Tung consent à contracter un mariage blanc. Mais les choses se gâtent lorsque son père et sa mère débarquent chez lui pour célébrer la noce...

Sur le papier, le film possède tous les ingrédients d'un vaudeville égrillard où les deux amants devront user de toute les ruses pour donner le change face à une famille à cheval sur les principes. Sauf que la grande qualité du film d'Ang Lee est de le traiter de façon beaucoup moins mécanique et de jouer la carte de la comédie de mœurs tendre mâtinée de comédie romantique à l'américaine.

Bien avant Le secret de Brokeback mountain (que je trouve assez raté), Ang Lee s'intéresse au regard porté par la société sur l'homosexualité. Mais plutôt que de se lancer dans un plaidoyer communautariste, le cinéaste déporte habilement son propos du côté de la répression sexuelle exercée sur l'individu. A ce titre, un des points culminants du film est la longue séquence du banquet de noces où tous les convives se lâchent. Les invités américains expriment d'ailleurs leur surprise devant ces débordements alors qu'ils croyaient les chinois « réservés et cérébraux ». Quelqu'un leur rétorque alors qu'ils assistent aux résultats de plusieurs millénaires de répression sexuelle. L'intelligence du cinéaste est de montrer l'hypocrisie de traditions et conventions qui éclate lors de bacchanales « autorisées » par la coutume. Entre les jeux salaces, les sous-entendus graveleux et les beuveries se dessine le visage d'une société corsetée et archaïque qui maintient sous sa coupe des désirs qui éclatent ici en grandes pompes.

A cette tradition rétrograde Ang Lee oppose une certaine innocence des sentiments et des désirs individuels.

Ce qui manque sans doute à Garçon d'honneur, c'est un peu d'aspérité. Wai-Tung finit par se confier à sa mère et son père, lors d'une révélation finement amenée, découvre le pot-aux-roses. On constatera d'ailleurs une certaine malice chez Ang Lee qui, au départ, fait mine de dénoncer des traditions patriarcales (le père est un ancien général peu commode) avant de montrer que la mère du jeune homme est sans doute beaucoup plus « réactionnaire » que le père. D'une certaine manière, elle fait « payer » à son fils (qu'elle considère comme « anormal ») la soumission qu'elle a elle-même connue.

L'ensemble est néanmoins traité de manière à réconcilier tout le monde dans un grand élan émollient. C'est en ce sens qu'Ang Lee est le plus américain des cinéastes : les ressorts du drame sont suffisamment désamorcés pour gommer les angles les plus saillants du propos (l'art d'arrondir les AngLee? ). Le film est dépourvu d'enjeux dramatiques puisque ce qui semble poser problème dans un premier temps finit par être accepter sans problème. Du coup, la dimension « critique » d'une société oppressive tombe un peu à l'eau.

Ces réserves ne doivent cependant pas dissuader d'aller jeter un œil au film car Ang Lee a suffisamment de talent pour faire passer un vrai bon moment de manière intelligente. Il cherche avant tout la réconciliation et non pas la confrontation, lorgnant davantage du côté du mélodrame que de la tragédie.

Raison et sentiments

Ce côté réconciliateur et discrètement mélodramatique, on le retrouve dans Salé, sucré qui est un peu aux films d'Ozu ce que Tigre et dragon est au cinéma d'arts martiaux chinois traditionnel : un succédané joliment troussé pour rallier le plus grand nombre.

Veuf, un grand chef cuisinier vit avec ses trois filles. L'aînée, une professeur, ne s'est jamais remise de sa rupture avec un amour de jeunesse et demeure célibataire. La seconde a très bien réussi professionnellement parlant et s'apprête à déménager tandis que la petite dernière travaille dans un fast-food.

Comme chez Ozu, le cinéaste pose un regard tendre et mélancolique sur les conflits de génération. Ce père veuf, incarné par Sihung Lung qui jouait déjà le père dans Garçon d'honneur, aucune des filles ne veut le quitter même si c'est au détriment de leur vie sentimentale. Des conflits larvés surgissent : entre le père et la deuxième à qui il a empêché de cuisiner, entre les deux sœurs qui ne se comprennent pas...

Le titre du film est assez représentatif de l'art d'Ang Lee : mettre un peu de vinaigre dans des plats plutôt sucrés, un peu d'amertume dans la douceur.

Du point de vue de l'observation psychologique, le film est plutôt réussi et ces portraits de trois jeunes femmes permettent au cinéaste de brasser de nombreux thèmes : la réussite sociale contre la réussite familiale, les principes (notamment religieux de l'aînée) contre les désirs individuels, les premiers émois et déceptions amoureux, les liens compliqués de la famille...

Le sel se change parfois en piment lorsque le père finit par avouer à ses filles un secret que je ne révélerai pas, mélange de subversion « soft » et de roublardise. Subversion parce que le cinéaste a toujours le bon goût, sans jouer les donneurs de leçons, de prendre parti pour l'individu contre le groupe, pour les désirs contre les conventions. Roublardise parce que tout cela se fait dans la joie et la bonne humeur, sans quasiment de réactions. Là encore, le film est porté par un élan réconciliateur qui confine parfois au bâclage tant les conséquences des actes semblent éludés : la petite dernière tombe enceinte et disparaît avec son amant sans provoquer de réactions de la part de la famille, l'aînée se dégote un amant et laisse le champ libre également. Reste alors le personnage le plus intéressant, celle qui voudrait partir et hésite pour ne pas laisser son père seul. C'est également celle qui s'interroge sur son existence puisqu'elle a bien réussi mais n'a jamais pu toucher à ce qu'elle aurait aimé faire : la cuisine. Il y a dans ce personnage quelque chose des héroïnes sacrifiées d'Ozu sauf qu'Ang Lee est un optimiste et que la mélancolie laisse toujours place à un espoir un tantinet ostensible.

Encore une fois, c'est en ce sens qu'Ang Lee s'inscrit dans la lignée d'une certaine comédie romantique américaine manquant un peu d'âpreté. Mais c'est aussi ce qui fait le charme de ses films qu'on pourrait qualifier, comme le souhaitait Besson, d' « objets gentils ». Mais derrière cette dénomination niaise, il faut aussi prendre en compte les qualités d'un cinéma tendre, humain et relativement fin.

 

Entre humour et mélodrame, Garçon d'honneur et Salé, sucré annoncent l’œuvre future d'Ang Lee qui sera parfois plus tranchante et froide (le beau Ice storm) ou beaucoup plus fade et académique (Le secret de Brokeback mountain). Cette sortie est l'occasion de (re)découvrir un cinéaste sans doute inégal mais finalement assez attachant...

Retour à l'accueil