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Le Masochisme au cinéma (1978) de Jean Streff (Editions Henri Veyrier, 1978)
Il doit certainement exister un cinéma exclusivement masochiste mais, comme le souligne Jean Streff, ce n’est pas de cela dont il sera question dans son essai mais de la manière dont le masochisme est traité au cinéma. Cette approche thématique est, bien évidemment, beaucoup plus stimulante mais présente le risque d’englober tout le cinéma à l’aune de ce seul prisme. Pour prendre un exemple similaire, s’il paraît facile de circonscrire ce que peut être le « cinéma érotique », il sera beaucoup plus ardu de s’entendre sur ce que représente, pour chacun, l’érotisme au cinéma (King Kong ou Vertigo pouvant facilement rentrer dans cette catégorie-là).
L’autre risque, c’est de regarder les œuvres par le petit bout du lorgnon et d’en réduire la teneur pour les faire entrer à tout prix dans les cases désirées. A titre d’exemple, citons cet idéologue à la petite semaine qui s’est empressé de stigmatiser les films de Bertrand Blier ou de Jean-Pierre Marielle comme typiques d’un certain cinéma « misogyne ». Si on s’en tient à quelques propos et à quelques scènes, il est effectivement aisé de caser ces œuvres dans cette catégorie. Mais une analyse plus fouillée montrerait également que les choses sont beaucoup plus ambiguës et complexes.
Bref, pour en revenir à l’objet de notre étude, le livre de Streff succombe parfois à la tentation de relire toute l’Histoire du cinéma à l’aune du masochisme. Mais il faut aussi reconnaître que l’auteur est particulièrement persuasif dans son argumentation. Prenant appui sur des textes littéraires (Sacher-Masoch en premier lieu, bien entendu) et psychanalytique, Jean Streff définit dans un premier temps le masochisme, ce qui le distingue du sadisme et les différentes formes qu’il peut prendre dans les œuvres cinématographiques. Du masochisme infantile au fétichisme des pieds et des chaussures cher à Buñuel en passant par le goût de la fessée et du « bondage », le cinéma regorge d’exemple de ces pratiques, et pas seulement dans le porno qui n’est quasiment jamais évoqué (il faut dire qu’en 1978, date de parution du livre, l’histoire « officielle » du genre est encore toute récente !)
Si le mot « masochiste » évoque immédiatement des pratiques « sexuelles », Streff précise avec justesse qu’il existe également un masochisme « moral » qui touche, selon lui, une grande partie de la population (il cite l’exemple, très drôle, des individus qui s’entassent dans les gares avec du matériel lourd et encombrant pour le seul plaisir… de se geler sur la neige des pistes de ski !). Au cinéma, il analyse avec beaucoup d’acuité ce qu’il appelle le « masochisme » religieux puisque dans ce cas de figure, il s’agit toujours de souffrir sur terre (le culte des martyrs chrétiens) pour jouir éternellement après la vie. C’est peu dire que de nombreux films ont illustré ce goût pour la martyrologie et son cocktail de flagellations, de mortifications, de crucifixions et de souffrances en tout genre !
Plus curieuse mais non moins pertinente, l’analyse que propose Streff de certains genres cinématographiques sous l’angle du masochisme. Il le voit de manière récurrente dans le cinéma fantastique (notamment dans les films de vampires où la jeune femme masochiste désire que le seigneur des ténèbres vienne la prendre pour la dominer totalement) ou dans le cinéma comique, que ce soit chez Jerry Lewis ou Laurel et Hardy. S’appuyant sur de nombreuses et riches illustrations, Streff parvient à établir de manière assez troublante un parallèle entre certaines pratiques masochistes et des gags reposant sur les mêmes mécanismes : travestissement, humiliation, corps torturés et déformés…
Mais là où Streff est le plus convaincant, c’est lorsqu’il montre que l’essence du masochisme, comme celle du cinéma, est la mise en scène. A l’inverse d’un sadique qui jouira en se passant du consentement de l’objet de son désir, le masochiste ne peut jouir que dans le cadre strictement délimité du jeu et de la fiction. Il délaisse son pouvoir dans les mains d’autrui à condition que ce dernier respecte certaines règles d’un jeu qu’il a lui-même élaboré. En ce sens, le masochiste est à la fois spectateur et metteur en scène, comme dans une salle de cinéma. Cette proximité entre le septième art et le masochisme n’était pas forcément évidente mais Jean Streff parvient à la mettre en valeur de manière très convaincante…