Rester vertical (2016) d’Alain Guiraudie avec Damien Bonnard

L'heure des loups

Ma première réaction, en sortant de Rester vertical, fut de me dire que j’adhèrerai un jour totalement à un film de Guiraudie mais que ce n’était toujours pas pour cette fois-ci. D’un côté, j’ai toujours la certitude, face à ses œuvres, d’être en présence d’un bon voire d’un grand cinéaste. De l’autre, je trouve qu’il ne parvient pas toujours à maintenir un équilibre (de ton, de style, de registre…) lorsqu’il choisit de s’engager dans de multiples directions.

Guiraudie est d’abord un cinéaste « réaliste » voire régionaliste, attentif aux langues locales, à leur musicalité et aux accents (ceux du sud-ouest, essentiellement). Mais le naturalisme ne l’intéresse pas et ses films sont souvent des fables qui empruntent diverses formes comme celle du road-movie farfelu (Le Roi de l’évasion), le huis clos à ciel ouvert (L’Inconnu du lac) ou une construction circulaire et elliptique comme dans Rester vertical.

Mais si cette volonté de décoller du quotidien le plus plat est fort louable, il n’en demeure pas moins que les films de Guiraudie restent aussi des objets théoriques qui peinent parfois à être totalement incarnés. Le paradoxe est assez piquant dans la mesure où son cinéma est très charnel, d’une crudité parfois stupéfiante.

Essayons d’expliciter ce paradoxe en revenant sur la séquence d’ouverture du film. Le spectateur est embarqué à bord d’une voiture, sur une petite route de campagne. Le conducteur, Léo, s’arrête lorsqu’il aperçoit un beau jeune homme sur le bord du chemin. Il lui dit qu’il travaille dans le cinéma, que son physique est atypique et lui demande s’il serait intéressé par faire quelques essais. Dans ce passage, on retrouve tout ce qui fait le sel et le charme du cinéma de Guiraudie : un goût pour le vagabondage et – surtout- une grande générosité dès qu’il s’agit d’accueillir des corps et des visages singuliers. Vieux, jeunes, maigres, gros, « laids », beaux : tous les corps ont leur place dans l’œuvre utopique et libertaire du cinéaste.

Seulement après son escapade dans les Causses où il couche avec une bergère, on retrouve Léo devant son ordinateur en train d’écrire un scénario. Les premiers mots évoquent une voiture roulant  sur une route de campagne ! Le cinéaste s’amuse à distancier son récit, à le mettre en abyme, comme si tout ce que voyait le spectateur n’était que l’élaboration d’une œuvre en train de se faire, y compris ses impasses comme le montre malicieusement cette scène récurrente où Léo réclame un peu plus de temps à son producteur… et une avance !

Au fond, Guiraudie n’est pas si éloigné que ça d’un Jean-Claude Brisseau lorsqu’il s’agit de s’emparer de récits populaires pour les transformer en objets théoriques et inventer une nouvelle érotique. Bien sûr, Brisseau est plus « classique » dans ses goûts – cinématographiques (le mélodrame, le thriller hitchcockien) et sexuels (ses films sont exclusivement hétérosexuels) que Guiraudie, davantage dans la filiation d’un Pagnol ou d’un Renoir, mais quelque chose fonctionne moins chez ce dernier, me touche moins.

Peut-être parce que les très belles idées qui traversent son cinéma ouvert aux quatre vents restent, au fond, assez abstraites faute d’incarnation. Je prends un exemple précis : dans une scène d’une crudité assez inouïe, Guiraudie montre Léo s’accoupler avec un vieillard jusqu’à ce que celui-ci succombe entre ses bras. On imagine très bien ce qu’a voulu montrer le cinéaste : que les corps usés et vieillis ont aussi droit à l’amour, y compris physique. Comme dans tous ses films, il s’agit de faire circuler le désir et ne pas s’y soustraire. Sauf que faute d’incarnation –le personnage du vieillard acariâtre reste relativement folklorique- on n’est pas touché ou ému par la scène. On y voit juste une sympathique provocation destinée à choquer un éventuel public conservateur.

Souvent, le film ne parvient pas à donner véritablement de la chair aux métaphores qu’il propose. L’un des côté les plus ratés du film est sans doute, à mon sens, celui qui concerne la relation père/fils. Là encore, Guiraudie part d’un postulat sympathique et très dans l’air du temps (la paternité pour les homosexuels) : puisqu’il arrive souvent que des hommes abandonnent leurs femmes avec les enfants, pourquoi ne pas montrer l’inverse et imaginer un père qui s’occuperait à plein temps de son bébé.

Sauf que dans le film, ça se traduit par une éviction du personnage de la mère (filmé sans beaucoup de désir) puis par une relation père/bébé à laquelle on ne croit jamais vraiment ; Guiraudie se contentant de montrer parfois Léo avec un bébé dans les bras sans que jamais les questions « matérielles » (quand est-il changé ? Quand mange-t-il ?) ne semblent perturber les innombrables trajets auxquels est soumis le bambin. On ne demande évidemment pas une description naturaliste mais je trouve quand même assez caractéristique que ce bébé n’ait pas de prénom : il est une « idée », un support pour une métaphore mais jamais un personnage à part entière. Toujours à propos de cette relation père/bébé, on se demande quel est l’intérêt de la scène d’accouchement en gros plan. Il y avait mille manières de faire comprendre l’arrivée du bébé dans la vie du couple alors pourquoi cet insert gynécologique ? Pour provoquer une sorte de dégoût et suggérer que la « nature » n'est pas "belle" et ne suffit pas à donner le sentiment maternel ? J’avoue que, pour le coup, l’intention m’a échappé !

De la même manière, la scène finale (très belle) se veut elle aussi métaphorique et explicite le titre qui commande de rester droits face à tous les loups (au sens large) qui nous menacent mais ce côté un peu souligné empêche un peu l’émotion de sourdre.

Malgré ces principales réserves, il convient néanmoins de souligner les réelles qualités du film. Guiraudie parvient à nous séduire par le caractère insolite de sa fable construite de manière circulaire (les mêmes lieux qui reviennent de façon récurrente) et qui, à coup d’ellipses fracassantes, entrainent les personnages dans une sorte de spirale sans fin. Le cinéaste n’a pas non plus son pareil pour un certain art désinvolte du vagabondage et pour cueillir des scènes magnifiques : une descente sur l’eau en barque, des scènes nocturnes dans les Causses d’une incroyable beauté. Parfois même, il parvient à donner à ses images un caractère mythique impressionnant, comme ce moment où le grand-père du bébé semble prêt à sacrifier le nourrisson et à l’utiliser comme « appât » pour tuer les loups.

Et on ne dira jamais assez combien est précieux un cinéaste qui s’attache à filmer la circulation du désir dans tous ses états et qui accueille avec une immense générosité tous les corps imaginables au sein de son cinéma.

Manque alors peut-être cet équilibre entre cette réalité des corps et une volonté de se diriger vers la fable qui pêche parfois et qui m’empêche d’être touché et bouleversé…

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