Paterson (2016) de Jim Jarmusch avec Adam Driver, Golshifeh Farahani

Ces petits riens

Le langage poétique, a fortiori lorsque nous sommes habitués au langage en prose, nécessite un temps d’acclimatation et paraît toujours dans un premier temps artificiel. Et c’est cet effet que produisent les premiers plans de Paterson. Jim Jarmusch saisit le réveil de deux amants : à peine les yeux ouverts, la jeune femme commence par raconter son rêve, évoque la présence de jumelles et parle des futurs enfants qu’elle aimerait avoir. Quand Paterson se rend à son travail, il croise sur son chemin des jumelles puis se met à écrire dans un petit carnet un début de poème très prosaïque puisque sa source d’inspiration est une boite d’allumettes. Quelque chose sonne bizarrement dans cet enchainement de scènes.

Et pourtant, ce qui étonne, au bout d’un moment, c’est que ce poème dont on a du mal à dire s’il est très mauvais ou bon, finit par nous toucher, par éveiller quelque chose chez le spectateur. Paterson fonctionne ainsi, par une manière très prosaïque de décrire un quotidien qui se répète inlassablement (réveils, travail, retours à la maison, scènes domestiques, promenades du chien et arrêts au bar du coin) mais dont Jarmusch parvient à tirer une certaine poésie en jouant sur la répétition, les détails incongrus, les rimes internes et les infimes variations.

Quoi de mieux pour symboliser le caractère monotone de ce quotidien que la profession qu’exerce Paterson (Adam Driver) puisqu’il est conducteur de bus et effectue chaque jour le même parcours routinier, empruntant les mêmes chemins ? Pour Jarmusch, il va donc s’agir de parvenir à transfigurer le quotidien, à lui redonner du sel.

Paterson est, avec Toni Erdmann, le grand film qui, cette année, a cherché une voie pour excéder le quotidien et bouleverser le monde tel qui va. Chez Maren Ade, il s’agissait de bouleverser le jeu des rôles par l’excentricité tandis que chez Jarmusch, c’est la « poésie » qui transfigure le quotidien.  Mais chez le cinéaste, ce terme de « poésie » ne recèle rien de pompeux ou d’emphatique. Jamais le spectateur imagine que Paterson puisse devenir un jour un grand poète reconnu ou que sa compagne et muse puisse monter sur les planches pour devenir une chanteuse de country. Néanmoins, cette passion partagée par les deux amants pour un certain art « brut » (ce n’est sans doute pas un hasard si le nom de Dubuffet surgit au détour d’une conversation) leur permet d’embellir leur quotidien. Paterson par les mots qu’il griffonne dans un petit carnet, Laura en refaisant constamment l’intérieur de leur maison, en préparant des cupcakes ou en apprenant la guitare.

Au bout du compte, le couple est un peu comme les vampires d’Only lovers left alive : reclus en dehors du monde et ne se nourrissant que de ce qui fait le sel de cette existence, à savoir l’art et l’amour. Il y a toujours ce côté dandy chez Jarmusch puisqu’aux signes extérieurs de la modernité (Paterson, grâce lui soit rendue, ne possède pas de smartphone !), il préfère les bars sans télévision, les livres, les films d’horreur en noir et blanc et les rencontres incongrues. On songe notamment à Night on earth lors de ces brefs échanges de conversation dans le bus entre les habitants de la ville (notamment cette étudiante qui évoque le passage de l’anarchiste Gaetano Bresci dans la ville de Paterson) ou encore à Mystery train et à ses tenanciers d’hôtel lorsque notre héros se rend au bar et converse avec « Doc »… Contrairement au côté un peu « autiste » d’Only lovers left alive (par ailleurs un beau film bien sous-estimé !), Paterson s’avère plus ouvert sur l’extérieur, plus à même d’accueillir la voix de l’autre (une petite fille, un poète japonais…). Mais encore une fois, Jarmusch joue la carte du « double » et de la gémellité et poursuit son sillon dans un chemin extrêmement romantique. Le couple apparaît ici comme la parfaite conjonction de deux êtres complémentaires, à la fois autonomes (que ce soit les marchés ou les sorties au bar, chacun peut vivre sa vie de son côté) et fusionnels.

Chez Jarmusch, on se méfie néanmoins des grands épanchements : lorsqu’un des habitués du bar commence à se lancer dans de grandes théories sur l’amour, Paterson est pris d’un fou-rire qui remet les choses à leur place. En même temps, il n’est pas non plus question de se moquer des sentiments et le cinéaste suggère avec une réelle force la violence et la douleur qu’il peut y avoir derrière un simulacre de suicide avec un pistolet à bouchons. Il parvient à toujours rester en équilibre sur cette ligne de crête, gardant la juste distance entre les grandes effusions qui n’existent que dans les films et une dérision qui empêcherait de prendre les sentiments au sérieux.

Tout l’art de Paterson réside dans cet équilibre subtil entre un certain prosaïsme (rien de plus banal que le quotidien décrit ici le temps d’une semaine) et un romantisme amoureux qui, personnellement, me bouleverse. Avec une rare délicatesse, Jarmusch parvient à traduire à l’écran le miracle qu’il y a à se lever chaque matin à côté de l’être aimé et de pouvoir l’embrasser et/ou lui caresser le dos.Et c'est cet art qui est précieux.

La poésie (ou le chant, ou la cuisine) n’est pas envisagée ici comme dans un récit « à succès » cher à Hollywood qui voit un anonyme en route vers la gloire par la grâce d’un talent réduit à une sorte de grotesque performance sportive. Chez Jarmusch, la poésie se niche dans les petits riens et elle est ce qui nous permet de survivre à ce monde de fou.

Elle est ce qui transforme le plomb du quotidien en or et ce petit plus qui embellit l’existence et resserre les liens entre les amants. Peu importe qu’elle soit bonne ou mauvaise (les idées de décoration de Laura fonctionnent comme un gag mais finalement, elles donnent à l’intérieur de la maison une teinte irremplaçable), elle est en chacun d’entre nous et permet de jeter sur le monde qui nous entoure un œil neuf et détaché pour le réinventer chaque jour... 

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