Paradis perdu
He stands in a desert counting the seconds of his life (1969-1985) de et avec Jonas Mekas et Andy Warhol, Roberto Rossellini, Henri Langlois, Hans Richter, Allen Ginsberg, Ken Jacobs, Kubelka. (Editions Re:Voir) Sortie en DVD en décembre 2016
Faut-il encore présenter Jonas Mekas, figure tutélaire du cinéma underground américain, fondateur de la première coopérative au monde de diffusion du cinéma expérimental et indépendant et réalisateur d’un monumental journal filmé qu’il a débuté à partir du moment où il a posé le pied sur le sol américain pour fuir l’invasion soviétique en Lituanie en 1949 ?
Depuis, il puise dans cette inépuisable source d’images des séquences pour en proposer des sélections sous forme de films, qu’ils soient consacrés à une figure particulière (Andy Warhol, par exemple, dans Scenes frome the life of Andy Warhol) ou à l’organisation de son journal filmé comme dans Lost, lost, lost ou le superbe Walden.
He stands in a desert counting the seconds of his life couvre la période de 1969 à 1984 et Jonas Mekas confie qu’il avait songé, dans un premier temps, à ne sélectionner que des scènes observées avec une certaine distance : « activités, happenings, évènements extérieurs ou presque de ma vie ». A ces séquences, Mekas a fini par ajouter des passages plus personnels et plus intimes pour parvenir à un film de 2h30, composé de 124 petits « sketches » d’une durée allant de 30 secondes à 2 minutes.
Pour les parfaits néophytes (mais en existe-t-il encore ?), il convient de dire deux mots du style de Mekas. Tourné en 16 mm (sa fameuse Bolex), son journal est un véritable kaléidoscope d’images heurtées, de mouvements de caméra intempestifs, de recadrages brutaux, d’un montage éclaté fait de jump-cut incessants et d’accélérés, de plans fracassés par le flou, les surimpressions… Si cette forme caractéristique peut surprendre au départ, elle devient rapidement fascinante et apporte une certaine distance avec ce qui ne pourrait être, finalement, que du cinéma « d’amateur » (on songe à ces bandes familiales tournées en Super 8). Il y a de l’expressionnisme abstrait chez Mekas puisque tout tient par la dynamique du geste et sa puissance. Et d’une certaine manière, les grands balayages de caméra effectués à la main par le réalisateur pourraient être assimilés à la technique du dripping cher à Pollock.
Pourtant, on aurait tort de réduire ce cinéma à sa dimension « abstraite ». L’une des premières séquences du film nous montre une sortie d’usine à Pittsburgh, hommage direct à la sortie des usines filmée des décennies plus tôt par les frères Lumière. Cela pourrait n’être qu’une coïncidence sauf que Mekas se rend aussi à la Ciotat pour filmer des arrivées de trains. D’une manière explicite, le cinéaste s’inscrit dans la lignée des frères Lumière et ses journaux sont donc des formidables documents sur l’époque. Comment ne pas être saisi d’émotion lorsqu’on voit débarquer à New-York Henri Langlois ou Roberto Rossellini (là encore, Mekas s’inscrit délibérément dans une certaine histoire du cinéma) ? De la même manière, Mekas donne un aperçu saisissant de ce que pouvait être ce milieu de l’avant-garde new-yorkaise des années 60/70 en filmant Andy Warhol lors d’une séance de travail, John Lennon et Yoko Ono, Allen Ginsberg inaugurant son université ou des cinéastes expérimentaux comme Marcel Hanoun, Kenneth Anger, Ken Jacobs ou Kubelka. Ces séquences frappent par ce mélange incroyable de « mythe » et de quotidienneté. Les « stars », aujourd’hui étoiles disparues pour la plupart, sont immortalisées dans les moments les plus intimes et les plus quotidiens. Et dans ces instants de bonheur quotidien, le temps semble suspendu…
La sublime beauté de He stands in a desert counting the seconds of his life provient de cette manière qu’a Mekas de partir de l’infiniment petit (sa propre existence filmée au quotidien) pour nous offrir une œuvre universelle et d’une splendeur bouleversante. En partant de la sphère intime, le cinéaste nous parle d’un état du monde mais aussi de sensations, de sentiments qui peuvent toucher chaque spectateur. Mekas se concentre généralement sur des événements qui rythment l’existence de tous : les fêtes, les anniversaires, les repas en famille et, malheureusement, les inhumations. Ces images qui semblent ressurgir de la nuit des temps nous paraissent à la fois lointaines (autre pays, autre époque) et étrangement familières, donnant d’emblée au film une dimension nostalgique qui serre la gorge. Le film n’est pas chronologique et opère par sauts dans le temps, épousant finalement le rythme des souvenirs et des réminiscences. Attentif aux saisons (les pique-niques estivaux à Central Park, la neige dans les rues de New-York…), Mekas s’attache aux plus infimes sensations (un pied qui trempe dans l’eau, le vent dans une jupe, l’ambiance si particulière d’une veillée au coin du feu avec de vieux amis…) et semble, sans arrêt, en quête d’un paradis perdu.
Car comme dans Walden, He stands in a desert counting the seconds of his life semble constamment habité par le souvenir d’un éden enfantin. Cinéaste exilé, Mekas va rechercher dans les espaces verts de Central Park ou les paysages bucoliques du New Hampshire, de Provence des réminiscences de sa Lituanie natale. L’une des figures les plus récurrentes de l’œuvre, c’est celle de l’enfance que le cinéaste filme dans ses jeux et sa joyeuse innocence, comme l’image à jamais disparue de ses propres racines.
Difficile de dire avec des mots l’incroyable beauté impressionniste du film, qu’elle évoque la peinture du même nom (ces plans sur l’eau, sur les arbres, les fleurs ou encore de ces promeneurs faisant de la barque sur une rivière que le grain de la pellicule 16mm rend incroyablement beaux) mais aussi des émotions indicibles liées à l’enfance et au souvenir.
Si la période évoquée par Mekas ne fut sans doute pas la plus heureuse pour New-York, il choisit délibérément de célébrer la beauté de la vie et du temps qui file inexorablement. Profondément mélancolique, aussi intime qu’universel, He stands in the desert counting the seconds of his life illustre à merveille les mots de Mae West (citée dans le film) :
“Vous tenez un journal intime et le journal vous tiendra”…