Chien enragé (1949) d’Akira Kurosawa avec Toshiro Mifune, Takashi Shimura. (Editions Carlotta films). En salles depuis le 25 janvier 2017

Marathon Kurosawa : 4

Un an après L’Ange ivre, Kurosawa réunit une fois de plus son duo d’acteurs Mifune/Shimura. Cette fois, le petit malfrat tuberculeux incarne un jeune policier zélé qui se fait voler son arme dans un bus. Obsédé par l’idée que son colt puisse désormais servir à tuer ou à braquer, Murakami se lance dans une enquête en compagnie du commissaire Sato (Shimura) et croisera des trafiquants d’armes et divers petits malfrats…

Contrairement à L’Ange ivre, Chien enragé s’inscrit davantage dans le genre du film noir à l’américaine. Le premier flash-back décrivant le vol de l’arme est une merveille de mise en scène qui évoque parfois le cinéma de Fuller par la sécheresse du montage et l’expressionnisme du cadre. Dans un bus bondé par temps caniculaire, Murakami se fait subtiliser son colt et part ensuite dans une longue chasse à l’homme.

Pourtant, tout en tenant cette ligne « polar » à la Simenon (Kurosawa avoue s’être inspiré du romancier), Chien enragé peut être vu comme une nouvelle variation autour de L’Ange ivre. Là encore, on est frappé par la manière qu’a le cinéaste d’inscrire son récit dans un contexte social précis. En entrainant le spectateur sur les traces de Murakami à travers les bas-fonds tokyoïtes, Kurosawa nous dresse un tableau réaliste et impressionnant du Japon de l’immédiat après-guerre où la misère et la corruption constituent le pain quotidien du peuple.

Mais surtout, le cinéaste poursuit ses variations autour du thème du double et montre une fois de plus comment, dans un contexte troublé, les lignes de démarcation s’estompent. Si Murakami incarne ici une idée haute de la justice et de la loi, il s’en faudrait de peu pour qu’il bascule de l’autre côté de la frontière qui sépare le Bien et le Mal. Kurosawa joue d’abord sur l’opposition entre le jeune flic idéaliste et son vieux collègue blasé, intervertissant d’ailleurs les rôles de l’Ange ivre (même si Shimura, ici, ne déroge pas à la Loi). Mais c’est surtout l’opposition entre le héros et le petit malfrat qu’il poursuit qui structure le récit.

En effet, si ces deux personnages incarnent des personnalités antagonistes, ils sont liés par de nombreux points communs : ils sont tous les deux jeunes et ont connu la guerre. Kurosawa souligne avec beaucoup de finesse les ravages provoqués par ce conflit absurde sur toute une génération. L’un et l’autre de ces jeunes hommes ont choisi une voie radicalement différentes mais leurs parcours respectifs auraient pu être les mêmes. C’est ce qu’exprime parfaitement le beau finale qui décrit leur affrontement dans une forêt et qu’illustre la position symétrique qu’ils tiennent dans le plan quand arrive le dénouement.

L’un des aspects les plus intéressants de la personnalité de Murakami, c’est son sentiment de culpabilité. Perdre son arme pourrait n’être qu’un petit désagrément anecdotique mais ce qui ronge le flic, c’est l’idée que cette arme puisse désormais être utilisée pour braquer, dérober, tuer. Par l’intermédiaire de cet objet qui lui appartenait, le cinéaste prolonge cette idée de la réversibilité des destins : dans les actions menées à bien par les bandits, il y a une petite part de Murakami.

La force de Chien enragé tient dans cette ambiguïté et cette manière d’ausculter avec panache la complexité de la nature humaine.

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