Général Idi Amin Dada : autoportrait (1974) de Barbet Schroeder (Editions Carlotta films) Sortie en DVD le 26 avril 2017

Marathon Schroeder - 1

Dans De la séduction, Baudrillard fait la distinction entre la Loi et le Jeu, soulignant dans le premier des cas que l’individu se voit dans l’obligation de se soumettre ou de transgresser ladite Loi tandis qu’avec le Jeu, l’opposition schématique entre le Bien et le Mal laisse place à d’autres perspectives sous le signe de la Règle (« ce qui s’oppose à la loi n’est pas du tout l’absence de loi mais la règle »). Depuis que j’ai lu cet essai, je ne peux m’empêcher de penser à l’œuvre de Barbet Schroeder qui évite justement le manichéisme imposé par la Loi pour se placer sous les auspices beaucoup plus ambigus du Jeu et de la Règle. Que ce soit dans ses fictions (Calculs meurtriers, L’Enjeu) ou ses documentaires (L’Avocat de la terreur), ses personnages se trouvent dans des situations par-delà le Bien et le Mal et doivent affronter un adversaire et les règles qu’il impose. Pour prendre un exemple, Vergès n’est ni un saint, ni un salaud pour le cinéaste mais un « adversaire » auquel il faut s’opposer sur le terrain de la mise en scène (à l’arrivée, il y avait match nul).

Dans ce documentaire assez étonnant sur Amin Dada, les règles sont un peu changées. Car c’est peu dire que le dictateur ougandais n’a ni la finesse, ni la rouerie d’un Jacques Vergès. Pour le cinéaste, c’est du petit lait : il laisse au général le monopole de la mise en scène (certaines réceptions fastueuses dans des petits bourgs africains ont été organisées spécialement pour le film) et se prendre lui-même dans les mailles grotesques de son jeu ubuesque.

Pour prendre une comparaison avec un type de documentaire récent, Schroeder invente un Strip-tease avant la lettre : pas d’interventions directes du cinéaste (si ce n’est quelques questions au chef d’état et quelques précisions apportées a posteriori en voix-off) mais une caméra qui se contente de suivre Amin Dada.

Et c’est là que le film devient à la fois passionnant et effrayant. Passionnant parce que Amin Dada se laisse peu à peu déposséder de sa propre mise en scène par le cinéaste qui parvient à faire tomber le masque jusqu’à l’une des dernières scènes qui, personnellement, m’a glacé le sang puisqu’on y voit un médecin critiquer indirectement la manière dont le gouvernement les traite. Schroeder se contente alors de filmer le regard bovin d’Amin Dada et le tic nerveux qui agite ses mains et l’on sent alors toute la folie de ce type qui, depuis le début, a tenté de se présenter à nous sous le masque de la bonhomie joviale.

La manière dont se fissure le masque composé par le dictateur fait tout l’intérêt du film. Amin Dada n’a, au départ, que des mots d’amour dans la bouche. Il se présente comme un homme aimant les enfants (il en avait alors eu 18 avec quatre femmes. « Je suis un excellent tireur » laisse-t-il échapper avec la finesse d’un « rhinocéros à la mamelle » [Jérôme K.Jérome] !), comme le réconciliateur de tous les africains (rien de moins !) et comme un « leader révolutionnaire » désireux de piocher ce qu’il y a de meilleur dans le capitalisme et ce qu’il y a de meilleur dans le communisme pour gouverner son pays (sic).

On le voit encore danser avec les habitants du village ou faire une compétition de natation (bien sûr, c’est lui le vainqueur, mais est-ce que ses concurrents avaient le choix ?).

Mais derrière ce visage jovial et ce bon gros rire franc se dessine peu à peu le portrait d’un fou sanguinaire incroyablement mégalomane (on voit le chantier d’une immense station devant permettre au monde entier de capter la radio ougandaise !), atrocement antisémite (après avoir lu fameux faux –Le Protocole des sages de Sion-, il est persuadé que les juifs veulent empoisonner les eaux du Nil) et près à bombarder Israël à la première occasion.

On réalise aussi à quel point sa politique gouvernementale se résume à un simple culte de la personnalité. La séquence du conseil des ministres est assez extraordinaire (il ordonne aux ministres de tout faire pour que le peuple aime son chef !) et il faut voir comment il s’adresse à l’ordre des médecins (il leur recommande simplement de ne pas trop boire d’alcool).

Ça pourrait être hilarant (dans le style Ubu roi) si derrière ces éclats grotesques ne s’élevaient l’odeur du sang et des cadavres qui jonchèrent le sol sous le règne du despote.

En préservant constamment l’ambiguïté puisqu’il laisse constamment la main à son « adversaire », Schroeder nous livre le temps d’un document exceptionnel un portrait saisissant d’un dictateur complètement psychopathe.  

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