Les Dix Meilleurs Films de tous les temps (2017) de Luc Chomarat (Marest éditeur, 2017)

Le paradoxe du cinéphile

C’est une évidence que prouva en son temps le succès du roman de Grégoire Delacourt La Liste de mes envies : notre époque est friande de listes, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, ce sont par exemple les petits classements subjectifs proposés par Luc Lagier dans l’émission Blow-up, sommet de fétichisme cinéphilique qui nous offre une nouvelle manière d’appréhender les films vus et aimés. Le pire, c’est le Réel réduit par des impératifs de rentabilité et de « notoriété » à de simples listes, à des « classements » annihilant  toute forme de pensée, à l’image des cochonneries régulièrement publiées par des sites comme Topito ou Buzzfeed

On le sait, une liste est quelque chose de parfaitement inutile et de totalement vain. Pourtant, les cinéphiles que nous sommes aimons ce type de classements qui permet de confronter nos subjectivités, de râler face à l’absence de tel ou tel titre ou de rire de la présence jugée inopportune d’un autre (Les Evadés, meilleur film de tous les temps, vous voulez rire !).

Luc Chomarat part de ce postulat et se met en scène comme cinéphile dilettante en train d’élaborer sa liste des « dix meilleurs films de tous les temps ». Il débute par Ozu, persuadé qu’il est impossible d’évincer de cette liste le grand cinéaste japonais. Mais de fil en aiguilles, il se souvient de ses autres passions et se trouve amené à réfléchir à sa cinéphilie.

Ce (très) court roman peut déconcerter dans un premier temps puisque le lecteur ne sait pas sur quel pied danser : d’un côté, l’auteur estime qu’Ozu est l’un des plus grands cinéastes du monde, de l’autre, les courts paragraphes qu’il lui consacre semblent placés sous le sceau de l’ironie et Chomarat de nous expliquer qu’Ozu refait toujours le même film, avec les mêmes acteurs et qu’il ne se « passe » strictement rien.

Pourtant, on comprend très vite que l’auteur n’est pas un de ces petits cyniques à la François Forestier qui aiment à ricaner sur le dos des films. Lorsqu’il écrit tout simplement : « Chaque plan d’un film d’Ozu est stupéfiant. Chaque film d’Ozu est stupéfiant. Pourquoi ? », il faut le prendre au pied de la lettre. Qu’est-ce qui nous bouleverse dans une œuvre d’art alors que ses atours sont ingrats, peu engageants et qu’elle semble guettée par la monotonie ? Il y a, dans le même ordre d’idée, de très belles pages consacrées à Tarkovski où Chomarat explique qu’il ne s’est jamais autant ennuyé qu’à la projection d’Andreï Roublev  et conclue pourtant :

« Je quitte la salle avec un immense sentiment de soulagement. Il pleut. Les gens autour de moi sont atterrés. Ils auraient pu voir deux fois Star Wars pendant tout ce temps. Tandis que je reprends le chemin de la maison à pied, une certitude m'envahit peu à peu : Andreï Roublev est un des dix plus grands films de tous les temps. »

Paradoxe ? Dandysme (aimer ce que les autres trouvent emmerdant) ? Oui et non. Et la puissance de ce petit livre goguenard vient sans doute de cette manière d’ausculter avec beaucoup d’humour les paradoxes du cinéphile. Comment faire la part des choses entre une culture « officielle » forgée par une certaine idée de la cinéphilie (celle qui consistera à placer en haut de notre liste des films comme Citizen Kane ou La Règle du jeu) et un amour du cinéma forcément biaisé par l’époque à laquelle on le découvre (à l’image de ces nouvelles générations pour qui le cinéma débute avec Tarantino). 

Chomarat ne cherche jamais à démontrer ou à imposer ses choix. Il passe sans problème d’Ozu à Mario Bava et Dario Argento et consacre quelques très beaux paragraphes à John Ford et à sa Prisonnière du désert (parce que le western a été, de toute façon, le genre préféré de nos pères) parce que ce sont ces films qui l’ont forgé.

La liste, c’est finalement l’expression parfaite d’une certaine individualité, de sa subjectivité, en sachant qu’elle est menacée par sa confrontation permanente avec celles des autres. Pour Chomarat, il convient de « brûler ce que nous avons adoré et adorer ce que nous avons brûlé. », éviter autant que possible le consensus de la « cinéphilie officielle » comme la pose d’un anticonformisme qui n’a même plus lieu d’être :

« …tout le monde se réclame d’Ozu et de Bava ? Chris Marker est maintenant disponible en coffret DVD et tout le monde se rue dessus. Où vas-tu te réfugier ? Jean-Claude Van Damme est devenu la coqueluche des branchés, Soderbergh refait Solaris… »

D’une manière très légère et très ludique, Chomarat parvient à appréhender le rapport finalement assez compliqué du cinéphile au monde, au regard de l’Autre. Mais tout comme une bonne liste donne envie à tout un chacun de concocter la sienne, Les Dix Meilleurs films de tous les temps donne envie de prendre la plume et de se raconter soi-même par le biais des œuvres qui nous ont aidé à grandir et à devenir ce que nous sommes.

Qu’une autofiction déguisé en roman (ou l’inverse !) produise cet effet-là me semble suffisamment éloquent pour résumer les qualités de ce livre délicieux.

 

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