Nouvelle génération
Le Lauréat (1967) de Mike Nichols avec Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Katharine Ross. (Editions Carlotta films) Sortie en salles en version restaurée le 12 juillet 2017
Le Lauréat a 50 ans et le revoir aujourd’hui est une expérience assez étonnante pour mesurer l’évolution du cinéma Hollywoodien et la manière dont il est parvenu à intégrer certains éléments de la modernité européenne. Au fond, le « Nouvel Hollywood », c’est peut-être d’abord ça : non pas une révolution formelle ou une remise en question de la narration classique mais une manière de l’irriguer par les expérimentations des « nouveaux cinémas ».
Car à bien y regarder, Le Lauréat est un film très classique dans sa structure. Soit un roman d’apprentissage (un jeune homme se fait dépuceler par une femme plus âgée) et une comédie romantique construite sur le même modèle que celles de l’âge classique : un homme tombe amoureux d’une femme, une discorde amène leur séparation (ici, la fille se rend compte que son promis a été l’amant de sa mère) avant que le héros fasse tout ce qui est en son possible pour la récupérer. La course finale qui se termine à l’église juste avant que la promise s’engage ailleurs est même un grand classique du genre.
Le film fut d’ailleurs un grand succès : oscar du meilleur réalisateur pour Mike Nichols qui signait son deuxième long-métrage après Qui a peur de Virginia Woolf ? et la consécration de Dustin Hoffman propulsé star après son interprétation de Benjamin.
Pourtant, ce « classicisme » est sans arrêt perturbé par une sensibilité que l’on qualifiera, faute de mieux, d’européenne. Dès la fameuse scène d’ouverture, reprise par Tarantino au début de Jackie Brown, Nichols isole le visage de son personnage dans une sorte de solitude irrémédiable. Après son arrivée de l’aéroport, Benjamin est filmé derrière les vitres d’un aquarium. Qu’il s’agisse de le montrer au fond d’une piscine ou isolé derrière des parois de verre, Benjamin est montré de manière récurrente comme une figure séparée du monde qui l’entoure. Séparation d’avec une famille aisée dont il ne partage ni les vues, ni les valeurs ; séparation d’avec un avenir brillant qui lui semble promis (il vient de terminer brillamment ses études) mais qu’il refuse… A sa manière, Le Lauréat témoigne de très jolie manière d’un désespoir existentiel qui frappe la jeunesse américaine en cette fin des années 60. Tout se passe comme si les valeurs de l’Amérique prospère des années 50 étaient remises en cause et que les nouvelles générations cherchaient désormais à s’éloigner de ce modèle archaïque.
Cette remise en question passe d’abord par le sexe. Mrs Robinson, femme mariée désœuvrée et alcoolique (la sublime Anne Bancroft), séduit agressivement le jeune puceau. Une des nouveautés du Lauréat, c’est aussi cette manière qu’a cette femme d’affirmer ses désirs et de se lancer dans une liaison où la question des sentiments ne se pose pas. L’affirmation du rôle primordial de la sexualité est une caractéristique fondamentale de l’évolution des mœurs à cette époque. Un des autres éléments typiques de ces années, c’est la remise en question du modèle social et familial traditionnel.
Nichols livre dans un premier temps une satire assez corrosive d’une classe sociale aisée trainant son ennui entre piscine, cocktails et mensonges. Il y a dans le film une manière de filmer l’ennui qui évoque parfois Antonioni et qui se traduit dans la mise en scène par une certaine attirance pour le vide. L’utilisation de la musique renforce d’ailleurs ce sentiment. La bande-originale signée Simon et Garfunkel est bien évidemment très célèbre mais c’est l’utilisation qu’en fait Nichols qui est intéressante. Plutôt que de s’en servir de manière illustrative, il n’hésite pas à intégrer entièrement les morceaux, introduisant des pauses dans la narration. Cela pourrait donner un effet « clip » assez désagréable mais ici, au contraire, les morceaux renforcent l’idée d’un temps suspendu et le sentiment de frustration d’un personnage qui n’a plus sa place dans l’univers dans lequel il évolue. De plus, on sait le rôle que tint le rock (mâtiné de folk ici) dans la mutation des mœurs. Dans Le Lauréat, la musique traduit à la fois un désir de changement et une énergie anticonformiste qui explosera dans un plan superbe à la fin du film, lorsque le couple qui a rompu avec toutes les conventions se retrouve sous le regard d’une assemblée médusée dans un bus.
Ces regards qui enfermaient jusqu’alors Benjamin dans sa « bulle » ne semblent désormais plus avoir de prise sur lui. Il a gagné sa liberté.
Ce récit d’émancipation pourrait être un peu lisse si, outre ses aspects satiriques corrosifs assez drôles, il n’était pas irrigué par une certaine cruauté autour du personnage de Mrs Robinson. En effet, celle-ci est à la fois une femme indépendante et libre mais elle est suffisamment lucide (un paradoxe pour une alcoolique !) pour réaliser qu’elle n’est plus de la même génération (dans la réalité, Anne Bancroft a seulement… six ans de plus que Dustin Hoffman !). Si elle refuse catégoriquement que Benjamin rencontre sa fille Elaine (Katharine Ross), c’est parce qu’elle réalise qu’elle sera désormais exclue du jeu de la séduction et que son temps est passé. C’est désormais la nouvelle génération qui tient les rênes. Il y a un magnifique zoom au moment où la vérité éclate (lorsque Elaine apprend que sa mère a eu une liaison avec Benjamin) qui éloigne irrémédiablement les amants.
Le Lauréat est le film d’une génération et force est de constater que cinquante ans après, il conserve toujours son insolente jeunesse…