Man on the moon (1999) de Milos Forman avec Jim Carrey, Danny DeVito, Courtney Love. (Editions Carlotta Films) Sortie en salles en version restaurée le 13 septembre 2017

Le monde est illusion

Un homme à l’accent étrange se présente à nous et nous annonce que le film que nous allons voir est complètement raté et qu’il est d’ailleurs terminé. Débute alors le générique de fin (qu’il interrompt parfois) avant un long plan qui nous plonge dans le noir. Le procédé comique consistant à débuter par la fin n’est pas en soi une nouveauté. Mais il parvient ici à plonger immédiatement le spectateur dans l’univers grinçant d’Andy Kaufman qui n’aimait rien tant que saboter la machine médiatique, à jouer sur le contretemps et le rire qui se fige jusqu’au malaise.

Après Larry Flynt, Forman poursuivait avec Man on the moon son tableau à la fois sarcastique et démystificateur du Spectacle à l’américaine. Le talent du cinéaste, c’était déjà dans ce premier film consacré au créateur du magazine pornographique Hustler de ne pas adopter une position de procureur moralisateur mais de montrer un personnage capable de subvertir de l’intérieur un système (défense de la liberté d’expression, mise à mal du puritanisme yankee) tout en composant non sans un certain cynisme avec l’ogre capitaliste. Andy Kaufman, dans Man on the moon, possède des points communs avec Larry Flynt : une volonté d’arriver au sommet (il rêve de se produire à Carnegie Hall), un acoquinement réfléchi avec le « système » (le comédien devient la vedette d’une sitcom débile appelé Taxi) mais s’en distingue également par une volonté de faire imploser la machine médiatique, de lui imposer un autre rythme et un autre visage.  

Qui est Andy Kaufman ? Un comique ? Il réfute absolument ce qualificatif. Un agitateur ? Certainement pas. Ses « performances » ne visent jamais à « dénoncer » un état de fait ou à railler la bêtise médiatique. Il serait davantage un « révélateur », un pur produit de cette usine à rêves mais également le petit caillou qui grippe la machine, qui la fait dérailler. C’est en ce sens que je parlais plus haut « d’implosion » et non pas de collision et d’explosion. Dans un beau moment du film, Kaufmann dit que le monde n’est qu’une illusion et qu’il s’agit de s’en amuser. S’amuser, c’est prendre le rythme des médias à rebours et le casser par la déflation (le silence qui caractérise ses apparitions), par la nullité érigée en programme (ses mauvaises imitations). Mais alors que tant de comiques actuels ont pris à leur compte la bêtise et la régression infantile comme marque de fabrique (des Robins des bois à Eric et Ramzy), Kaufman sait aussi prendre de court les attentes et sera tout à coup capable d’imiter à la perfection Elvis Presley !

Et surtout, puisque tout est simulacre, il s’agira de constamment jouer avec le faux, de simuler des scandales qui sont, en fait, écrits, de faire croire à la mort d’une vieille femme sur scène ou, inversement, d’introduire du « vrai » dans des moments censément fictifs. Le génie de Kaufman, c’est de brouiller sans arrêt les limites entre le vrai et le faux, non pas seulement par goût du canular et de la farce à l’humour noir mais parce que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » [Debord]. Une des scènes les plus saisissantes de Man on the moon se situe à la fin du film. Kaufman apprend à son entourage qu’il est atteint d’un cancer. Dans un premier temps, personne ne le croit et imagine encore une supercherie macabre. Pour se soigner, cet adepte de la méditation transcendantale se rend aux Philippines et assiste alors à une mise en scène totalement factice où les infirmières cachent grossièrement des morceaux de viande dans leurs mains pour faire croire à une extraction de viscères contaminés. Il y a alors dans le regard de Jim Carrey (qui livre ici sa plus belle performance) un abyme qui souligne impeccablement le caractère factice de toute chose.

Comme Andy Kaufman, Milos Forman joue avec le pouvoir de l’image tout en essayant de la « retourner » de l’intérieur. Il n’adopte pas le point de vue du satiriste qui s’octroie la place confortable de celui qui juge de haut mais opte pour une manière très incisive de se placer au cœur d’un monde qui n’est plus qu’image (avec ce que cela suppose aussi de séduction et de fascination) pour tenter de le faire s’écrouler sur lui-même.

Kaufman, c’est à la fois un « vide » qui emplit tout l’espace, c’est un personnage au visage multiple (voir Tony Clifton, son alter-ego vulgaire, outrancier et hilarant), qui n’hésite pas à jouer la carte de la provocation la plus extrême (ses légendaires matchs de catch- existe-t-il un sport plus emblématique pour signifier le simulacre et la falsification ?- mixtes !). C’est un pur produit absurde d’une machine médiatique absurde. Mais en même temps, son intelligence est toujours de déjouer l’image et l’identité qu’on cherche à lui assigner. Lorsqu’il commence à devenir vedette de sitcom, Kaufman se produit devant des étudiants dans les universités. Très vite, il réalise qu’on attend de lui son numéro traditionnel. Alors il prend l’assistance à rebrousse-poil, joue avec l’image « d’élite » que possède ce public et se met à lire l’intégralité de Gatsby le magnifique tandis que les gradins se vident. Alors, performance artistique géniale ou supercherie poussée à son comble ? Le talent de Forman est, bien évidemment, de ne pas trancher et de laisser planer le malaise et le mystère. Il est surtout dans cette façon de montrer que le simulacre n’est pas seulement du côté du comédien mais également chez le spectateur qui ne veut rien d’autre que cette image.

Pour cela, il est épaulé par un Jim Carrey, stupéfiant de mimétisme avec Kaufman et qui sait parfaitement traduire son sens de la dérision absolue (c’est un artiste sans limites) et son incroyable lucidité.

Sous ses airs de « biopic » classique, Man on the moon est un très grand film sur la société des médias , du  simulacre généralisé et sans doute la plus belle œuvre de Milos Forman…

 

NB : Le film ressort en salles parallèlement à la grande rétrospective Forman qui se déroule en ce moment à la Cinémathèque française.

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