Le Redoutable (2017) de Michel Hazanavicius avec Louis Garrel, Stacy Martin

Le publicitaire et l'artiste

La sortie du Redoutable a provoqué de nombreux débats que je trouve, a posteriori, complètement pipés. D’un côté, quelques puristes godardiens ont attaqué ce film à la seule aune du respect au Commandeur et en prétendant qu’Hazanavicius liquidait l’héritage de Mai 68. C’est faire un peu trop d’honneur au cinéaste qui ne présente les événements que sous la forme de vignettes folkloriques sans la moindre profondeur (une scène de foule, un slogan, une affiche, quelques pavés et le tour est joué). Quant à Godard, même s’il est évident qu’Hazanavicius cherche à l’épingler (les premières phrases du film annoncent qu’il aurait dû mourir à 35 ans, comme Mozart plutôt que de se fourvoyer dans sa période politique), c’est son droit le plus strict de le démolir. On peut seulement se demander quel est l’intérêt de faire un film sur quelqu’un avec pour seul objectif de rire à ses dépens mais nous y reviendrons.

De l’autre côté, ces critiques des « gardiens du temple » godardien permettent aux zélateurs du film d’Hazanavicius de taxer de « snobisme » tous ceux qui trouvent Le Redoutable roublard et tout simplement médiocre.

Plus personne ne l’ignore, le film est une adaptation du roman d’Anne Wiazemsky Un an après, le deuxième volume des souvenirs que la comédienne a consacrés à sa relation tumultueuse avec Godard. Le cinéaste utilise ce matériau pour imprimer deux directions à son œuvre : d’un côté, un portrait de Godard en cinéaste acrimonieux, atrabilaire, jaloux et se perdant dans le militantisme ; de l’autre, la description d’un couple qui se défait. D’un côté, la comédie tendance OSS 117 ou l’agent Jean-Luc à côté de la plaque en 68 (le jargon marxisant de Godard pouvant être comparé aux clichés racistes et machistes du célèbre agent), de l’autre, le mélodrame tendance The Artist.

Ce n’est pas tant ce changement de registres qui gêne que l’extrême roublardise du cinéaste lorsqu’il les aborde. Tout le monde le sait désormais, Hazanavicius construit son film sur une succession de saynètes qui pastichent la première partie de l’œuvre de Godard : une scène d’amour découpée comme dans Une femme mariée, une soirée mondaine comme dans Pierrot le fou, une séance de cinéma devant le Jeanne d’Arc de Dreyer comme dans Vivre sa vie, un séjour dans le sud qui permet de refaire quelques plan du Mépris, un passage au négatif comme dans Alphaville, la musique d’A bout de souffle pour conclure le film… Ce qui pourrait être un joli hommage se limite en fait à des vignettes sans sève, très « esprit Canal » dans son cynisme second degré (d’ailleurs, à l’époque, Karl Zéro imitait également Godard et on a l’impression d’assister à un interminable sketch de ce dernier). De plus, ce goût du pastiche est extrêmement roublard puisqu’il permet de jouer sur les deux tableaux : faire des appels du pied aux amateurs du premier Godard (plus nombreux que ceux de sa période Dziga Vertov, à coup sûr) tout en se mettant dans la poche les rieurs en le présentant comme un personnage odieux.

Une des scènes qui résume à mon avis le mieux Le Redoutable est celle où Godard, dans la fameuse soirée mondaine, est confronté à un publicitaire et où ils se disputent âprement avant de s’empoigner mutuellement. Comme toujours, Hazanavicius prend position contre Godard récitant imbécilement son catéchisme maoïste tandis que le publicitaire lui assènerait la vérité (sur le régime maoïste comme sur la posture de l’intellectuel militant). Plus qu’Emile, le pauvre chauffeur qui déclare aimer les comédies qui font rire car « la vie n’est pas drôle », ce publicitaire est le véritable alter-ego d’Hazanavicius : un roublard qui pense faire du « détournement » situationniste alors qu’il ne fait que dévitaliser la force du style de Godard pour le réduire à de simples tics visuels.

Ces « tics » sont encore plus consternants lorsqu’ils illustrent des scènes plus « sérieuses », comme ce moment banal où Anne et Jean-Luc dialoguent tandis que des sous-titres expriment leurs véritables pensées, procédé digne d’un atelier cinéma d’élèves de quatrième lorsqu’il est repris ici.

Sur l’autre versant (dramatique), Le Redoutable est aussi faible tout simplement parce que l’on ne croit pas une seconde à cette histoire d’amour. En faisant d’emblée de Godard un personnage odieux, caractériel, veule, Hazanavicius se condamne à réduire l’histoire de ce couple à une succession de gimmicks et de gesticulations. Aucune émotion ne peut surgir puisqu’on se demande dès la première seconde pourquoi cette jeune fille reste avec ce sale bonhomme.

La roublardise du cinéaste, dans ce cas précis, est de ne quasiment jamais tricher avec le livre d’origine. Beaucoup des anecdotes racontées dans le film sont effectivement dans Un an après et il ne fait aucun doute que Godard ne fut pas un mari facile pour Anne Wiazemsky. Sauf qu’en se limitant à l’anecdotique, Hazanavicius passe à côté de toutes les nuances du roman. Jamais l’écrivain ne nous présente le cinéaste de manière monolithique : il peut aussi être drôle, sentimental, aimant et plein d’attentions. De la même manière, l’auteur ne se présente jamais sous la défroque de la « victime » et avoue sans peine ses « défauts » : ses caprices de gamine, ses sautes d’humeur, ses doutes liés à son pedigree familial… On pourrait résumer en disant que tout est « vrai » dans Le Redoutable (je vais revenir néanmoins sur une scène qui est totalement fausse et de la pure calomnie) mais rien n’est juste. Au début du film, le cinéaste nous assène lourdement que le récit est abordé du point de vue d’Anne, moyen pratique de se dédouaner en attribuant aux yeux d’une femme blessée les attaques contre Godard. Sauf que le personnage est rapidement évincé pour n’être plus qu’une jolie figurante qu’on déshabille de temps en temps. Au point de vue d’Anne Wiazemsky, Hazanavicius substitue le sien pour livrer un véritable procès à charge contre Godard : cinéaste mort après La Chinoise, petit tyran égoïste incapable d’écouter les autres, pauvre penseur uniquement capable de réciter son catéchisme marxiste-maoïste tout en conservant ses habitudes bourgeoises dans la réalité… Tout cela, on a bien évidemment le droit de le penser (je ne suis vraiment pas un fan de la période Dziga Vertov de Godard même si ce passage ne marque pas non plus son arrêt de mort) mais, encore une fois, quel est l’intérêt de faire d’un film un réquisitoire ? D’autant plus qu’Hazanavicius n’hésite pas à déformer la réalité (tout en picorant des anecdotes çà et là) dans une scène d’une grande malhonnêteté. Il s’agit évidemment du moment où Godard harangue les étudiants de la Sorbonne et s’emmêle les pinceaux en prononçant un discours résolument antisémite. Pour le cinéaste, le soutien à la cause palestinienne est donc forcément synonyme d’antisémitisme et il n’hésite pas à tricher avec la vérité de son personnage (on peut reprocher tout à Godard mais pas d’utiliser les mots à la légère et de s’embrouiller dans ses discours) pour livrer une thèse absolument dégueulasse (moi aussi, je peux faire des « hommages » à JLG !)

Ce qui est dommage, c’est qu’au fond, Hazanavicius a compris le sens du livre de Wiazemsky qui décrivait la manière dont mai 68 et le militantisme ont totalement phagocyté le couple.  Mais il aurait fallu un minimum de complexité pour traduire cette situation. Alors que le cinéaste considère comme un « crime » que Godard ait renié son œuvre antérieure et qu’il ait voulu effacer sa personnalité et son nom au profit du collectif ; on peut aussi considérer que c’est un acte courageux et qu’il est, malgré tout resté lui-même, d’où la haine qu’il a suscitée dans son propre camp (les problèmes sur Vent d’est ne sont pas venus d’une question de travelling mais de Cohn-Bendit et de ses amis qui voulaient réaliser un « western gauchiste » alors que Godard réfléchissait à des questions de mettre en scène politiquement un film), qu’il n’a pas forcément perdu son sens de l’humour (voir Vladimir et Rosa) et qu’il n’était pas aussi loin que l’on veut le dire des situationnistes (Un film comme les autres) qui le détestaient (le fameux slogan qu’Hazanavicius s’empresse de citer : « Godard, le plus con des suisses pro-chinois »). A un moment (traité comme un gag), Garrel (qui joue moins qu’il imite pendant 1h45) s’exclame : « personne ne peut imaginer un instant que Jean-Luc ait raison ? ». La réponse n’est évidemment pas forcément « oui » mais pour que le film puisse exister, il aurait fallu envisager cette hypothèse plutôt que de jouer les petits malins jouant les « rebelles » désireux de déboulonner les statues[i].

 

[i] En sachant que, là encore, la situation est plus complexe que ne l’imagine Hazanavicius. S’il serait stupide de nier que Godard suscite une véritable idolâtrie chez certains, il ne faut pas non plus oublier qu’il a toujours suscité la controverse (et c’est tant mieux !) et que ses films, y compris les premiers que le cinéaste porte au pinacle, ont aussi été détestés…

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