Autour du couple
Raphaël Bassan : le critique filmeur (Editions Re : Voir) Sortie en DVD le 26 octobre 2017
(3 films : Le Départ d’Eurydice (1969), Prétextes (1971), Lucy en miroir (2003))
Raphaël Bassan fut l’un des fondateurs du Collectif Jeune Cinéma, première coopérative de diffusion du cinéma expérimental en France. Il fit partie des premiers « critiques » et historiens du cinéma à s’intéresser au cinéma dit « expérimental » (avec Dominique Noguez) et on lui doit récemment un beau livre sur le sujet (Cinéma expérimental : abécédaire pour une contre-culture). Bassan fut également critique pour feue La Revue du cinéma et je dois confesser que ses textes m’ont profondément marqué. D’une part en raison de l’éclectisme de l’auteur (je me souviens qu’il était le seul de l’équipe à défendre – à juste titre- Twin Peaks Fire Walk with Me), d’autre part, pour sa manière très pénétrante d’aborder un certain cinéma d’auteur. Je me rappelle son très bel éloge de La Belle Noiseuse de Rivette et c’est lui qui a aiguisé ma curiosité pour le cinéma de Philippe Garrel, entre autres.
Raphaël Bassan fut également, même si c’est de manière assez modeste, cinéaste. Les éditions Re :Voir nous proposent de redécouvrir aujourd’hui ses trois films. Un premier constat s’impose d’emblée : ces trois court-métrages (même si, avec ses 45 minutes, Lucy en miroir pourrait être qualifié de moyen-métrage) sont difficilement assignables à une forme cinématographique clairement identifiable. Non narratifs, on aurait tendance à les englober dans le cadre du « cinéma expérimental » mais Bassan n’est ni un formaliste, ni un « diariste » comme Lehman ou Morder.
Son cinéma est incarné par des acteurs mais jamais il n’est question de psychologie. Ce qui semble l’intéresser, c’est le mythe comme le suggère Le Départ d’Eurydice. On aura cependant du mal à retrouver dans ce film des traces du mythe d’Orphée même si dans le mouvement désordonné des images, on pourra y voir, selon sa sensibilité, quelques réminiscences. Adapter un « mythe » ne semble pas intéresser Bassan qui préfère en extraire des archétypes. Qu’il s’agisse du Départ d’Eurydice ou de Prétextes, fragments tournés pour un projet de film, le cinéaste nous présente des situations banales pour un couple mais qui acquièrent par leur « archaïsme » une sorte d’universalité. Dans Prétextes, nous voyons le couple au cœur du foyer entre passion (l’homme et la femme s’attachent un lien autour du poignet – fil d’Ariane ?-), indifférence (deux individus coincés dans leur bulle respective) et violence (la femme étranglée par son amant). Sous une forme métaphorique, on peut y lire une vision pessimiste d’amours forcément vouées à l’échec et soumises au déclin de la passion.
Raphaël Bassan aime nous rappeler également que nous sommes au cinéma et n’hésite pas à insérer dans ses films des images de l’équipe de tournage (distanciation assez classique). Dans Lucy en miroir, il nous propose une réflexion constante sur les images qu’il est en train de tourner. Là encore, pas de véritable progression dramatique mais une situation banale : deux femmes sur un banc. Elles évoquent, en voix-off, la présence/absence d’un homme qu’elles ont connu autrefois. Qu’elles ont aimé peut-être… Bassan lorgne à la fois du côté de La Jetée de Marker et mêle de manière assez audacieuse Terence Fisher (une histoire de vampirisme) et Marguerite Duras (la bande sonore et la bande image sont totalement dissociées). Le film est également placé sous les auspices du Mépris de Godard, sans doute le plus grand film sur le couple jamais tourné (lui aussi hanté par les mythes). Le résultat est un curieux mélange d’amateurisme (l’image vidéo n’est pas toujours très belle) et d’expérimentations fascinantes (magnifiques gros plans de ces deux Lucy vampires gravissant un escalier). Si le début du film peut laisser craindre un essai un peu décharné, rejouant la carte de la distanciation, il finit par séduire en laissant infuser de jolie manière un sentiment de perte irrémédiable et la sensation du temps qu’il passe. Ce n’est pas un hasard si, au détour d’une conversation, on évoque le fantôme de Resnais (de manière un peu sévère, d’ailleurs) puisqu’ici aussi, il est question de mémoire et de son effacement progressif. En schématisant à l’extrême, on pourrait presque dire que Lucy en miroir est une version minimaliste, « arte povera », de L’Année dernière à Marienbad. Du château luxueux, il ne reste plus qu’un banc et des amours perdues, de simples souvenirs qu’on égrène d’une voix blanche.
La mélancolie qui se dégage de cette évocation finit par nous toucher et emporter l’adhésion.
NB : En supplément, un making-of éclairant de Lucy en miroir (réalisé par Frédérique Devaux et Michel Amarger) et un petit documentaire sur une signature effectuée par Raphaël Bassan au Ciné-Reflet où il répond à quelques questions sur le cinéma expérimental.