Anticipation of the Night (1958) de Stan Brakhage (Editions Re :Voir). Sortie en DVD et BR le 27 octobre 2017

L'ombre et le monde

Les éditions Re:Voir ont encore fait du beau travail en nous proposant aujourd’hui un coffret contenant à la fois le DVD et le Blu-Ray du film de Brakhage accompagnés d’un livret (bilingue) de 60 pages sur l’auteur et l’œuvre. De quoi satisfaire à la fois les spécialistes de l’œuvre du cinéaste mais également les néophytes (je fais plutôt partie de la deuxième catégorie) qui trouveront là le moyen de découvrir une œuvre incontournable du cinéma « expérimental ».

Tourné en 1958 et considéré comme le premier film « personnel » de Stan Brakhage, Anticipation of the Night rompt de manière radicale avec toutes les règles en vigueur du cinéma traditionnel en refusant l’idée même de narration et de récit pour essayer de réinventer une « vision vierge de l’œil ». Il y avait déjà eu avant lui du cinéma « abstrait », généralement issu des avant-gardes picturales (songeons aux films de Marcel Duchamp, Hans Richter ou Oskar Fischinger) mais la nouveauté d’Anticipation of the Night est que Stan Brakhage utilise des prises de vues réelles pour les organiser de manière à créer une sorte d’ « abstraction lyrique ».

Ce qui frappe dans les quarante minutes de ce film tourné en 16mm, c’est d’abord son côté « domestique ». Les images que nous propose Brakhage auraient pu être tournées par tout un chacun : des arbres qui défilent, un jet d’eau dans le soleil qui fait naître de petits arcs-en-ciel, un bébé dans l’herbe, un manège. En même temps, ces images ne « racontent » rien mais s’inscrivent dans un flux que je qualifierais volontiers de « cosmique » : surimpressions multiples, flous, caméra effectuant d’amples mouvements rotatifs… On sent immédiatement que le cinéaste travaille avant tout la texture de l’image, axant ses recherches sur des rimes visuelles, le mouvement et les effets de lumière. J’évoquais plus haut l’apparition d’un arc-en-ciel mais il faudrait aussi citer cette manière de filmer depuis un manège la nuit, dans un mouvement qui réduit l’image à un défilement abstrait de formes géométriques lumineuses… Pour Raphaël Bassan, le projet de Brakhage est de suivre « les pérégrinations d’un individu se débattant un réseau de signes visuels, témoignage de sa recherche d’une vision sauvage du monde, hors des conventions et de l’éducation. ». L’individu se réduit ici à une simple ombre qui capte la réalité sous une forme qui n’a plus rien de « narratif » si on excepte un finale plutôt sombre qui montre l’homme en train de préparer une corde pour se pendre.

Si Anticipation of the Night est un film révolutionnaire, c’est aussi au sens astronomique du terme qu’il faut l’entendre (un mouvement orbital d’un corps céleste autour d’un autre de masse prépondérante). La figure stylistique qui revient le plus souvent est d’ailleurs celle de la rotation, comme si en partant de l’infiniment petit (on imagine que toutes les images sont tirées du quotidien du cinéaste) Brakhage parvenait à saisir le mouvement cosmique du monde. Le regard lavé, nous redécouvrons alors dans leur beauté primitive les visions d’un arbre, d’un jet d’eau, d’un bébé à quatre pattes dans l’herbe ou de la course folle d’un manège.

D’aucuns pourront rester hermétiques face à ce film non-narratif et qui demande une attention à laquelle nous ne sommes pas forcément habitués mais nulle doute qu’Anticipation of the Night constitue un jalon indispensable du cinéma underground et du cinéma tout court…

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