Surgissement
Naked War (2014) de Joseph Paris avec Sasha Shevchenko, Annie Le Brun, Benoit Goetz. (Editions Montparnasse) Sortie en DVD le 29 août 2017
Au début du film, Sasha Shevchenko se plaint que tout le monde parle « des problèmes économiques, des problèmes climatiques, de l’eau » mais que « personne ne veut se rappeler que la moitié de la planète est en état de servitude ». D’entrée de jeu, le film commence par ce postulat théorique d’une pauvreté, il faut bien en convenir, plutôt affligeante. Comme si, par exemple, Léa Seydoux ou Christine Lagarde étaient davantage dans « un état de servitude » qu’un ouvrier à la chaîne ou un SDF mâle !
Fort heureusement, les actions des Femen et le film balaient très rapidement cette banalité relevant avant tout d’une distorsion idéologique pour s’intéresser véritablement à une autre logique d’oppression ne relevant pas forcément d’une prétendue « dictature du genre » mais d’une « dictature du nombre » (selon les mots d’Annie Le Brun).
Joseph Paris est un jeune documentariste qui a rencontré le mouvement Femen en 2012 et qui va suivre leurs actions et les filmer. Plutôt que de se livrer à une simple hagiographie, le cinéaste nous propose une véritable réflexion sur la manière dont les filles du Femen se réapproprient leurs corps et, plus généralement, leurs images et l’Image au sens large. Il y a une certaine logique godardienne dans Naked War et pas seulement parce que l’un des premiers « chapitres » du film s’intitule « un vent d’est » !
Si la première réflexion de Sasha Shevchenko s’avère très faiblarde, il faut bien reconnaître que leur mode opératoire est bien plus intelligent et passionnant. Venues d’Ukraine et débutant leurs actions comme de simples performances artistiques, les Femen ont poussé l’activisme en utilisant leurs corps comme une véritable « arme non-violente ». Par leurs postures, les slogans inscrits à même la peau, elles sont parvenues à se réapproprier leurs corps et à faire réfléchir sur l’image du corps par une société qui le marchande à tout crin. L’intelligence des Femen et du film est de glisser du combat strictement féministe à un combat beaucoup plus vaste et moins « séparé ». Il est frappant de noter que lorsque l’immense Annie Le Brun (que Joseph Paris fait intervenir car elle fut l’une des premières à parler et à soutenir le combat Femen[1]) parle très lucidement de la « marchandisation des corps », elle évoque aussi celle qui touche le corps des femmes mais également tout ce qui formate les corps en général « jusqu’à en rendre indispensables les différentes gadgetisations sportives, hygiénistes ou érotiques… ».
Joseph Paris s’applique à montrer « pratiquement » ces réflexions théoriques et leurs répercussions. Ce qui frappe dans le surgissement Femen, c’est à la fois la cohérence et le courage de ces filles et la manière dont leur apparition est toujours un scandale, agissant comme un révélateur des forces oppressives (les images terribles de ces filles à demi-nues frappées par divers services d’ordre). Le cinéaste les filme au milieu de la sinistre « manif pour tous » et sonnant les cloches à Notre-Dame au moment de l’élection du nouveau pape, ce qui leur vaudra des réprimandes de toute la classe politique française (y compris la gauche). A chaque fois, il nous propose une réflexion pertinente et stimulante sur la manière de filmer, ce que ces corps altiers disent de nos sociétés et de sa violence. Il s’interroge aussi sur l’image que ces filles veulent donner et l’éclat irréductible dont elle brille. En effet, lors de l’intervention à Notre-Dame, les forces de l’ordre éteignent la cathédrale pour priver les Femen de cette image. Or c’est une autre encore plus belle qui surgit grâce aux crépitements des flashs. Le symbole est fort : de beaux corps dans leur plus simple appareil capables d’ébranler les fondements d’un monde où tout est, paraît-il, permis (à partir du moment où ce tout est contrôlé par l’argent et la marchandise, évidemment !).
Par la suite, le cinéaste semble prendre un peu de distance avec les actions du groupe qui débute un « topless djihad » (avec des actions dans des mosquées) pour protester contre l’emprisonnement d’Amina, militante tunisienne menacée par les salafistes pour avoir osé montrer ses seins et revendiquer le droit de disposer de son propre corps.
Pourtant, dans leur lutte contre toutes les religions, les jeunes femmes sont à la fois cohérentes et d’un courage absolu (trois Femen sont allées manifester leur soutien en Tunisie et se sont fait arrêter pour cette action !). Le philosophe Benoît Goetz (autre intervenant dans ce documentaire) estime que leurs revendications ne peuvent pas être comprises dans le monde arabe (certes !) et qu’il faut « respecter » cette révolte arabe. En disant cela, je trouve que l’auteur prend le risque, pour le coup, de réduire cette révolte Femen a une simple performance artistique uniquement tolérable dans des pays malgré tout plutôt démocratiques. Car malgré les risques réels encourus par les activistes, il vaut mieux se retrouver –c’est Goetz qui l’admet aussi-, face aux nervis du service d’ordre de Marine Le Pen que dans une geôle tunisienne !
Pour Joseph Paris, la situation semble un peu plus complexe et même si il estime qu’il y a moins d’humour dans leurs actions, on sent également que c’est l’angoisse d’un malheur qui lui fait regarder avec plus de distance leur évolution. La réussite du film tient également dans cette « proximité » de l’auteur avec les filles de ce mouvement et une certaine dimension intime.
Même si la fin peut paraître un peu désabusée, on retiendra de Naked War ces beaux visages obstinés qui ont choisi d’opposer à la marche absurde du monde la droiture de leurs corps.
[1] A lire sur le blog de Paul Jorion : http://www.pauljorion.com/blog/2013/07/06/jusqua-quand-des-hommes-sans-corps-auxquels-manque-la-tete-par-annie-le-brun/