Amour fou
Le Portrait de Jennie (1948) de William Dieterle avec Jennifer Jones, Joseph Cotten, Lillian Gish. (Editions Carlotta). Sortie en DVD/BR le 21 mars 2018
Eben Adams (Joseph Cotten) est un peintre raté qui tente, tant bien que mal, de fourguer ses toiles à des marchands d’art. Se consacrant exclusivement à des natures mortes, il peine à attirer l’attention. Un beau jour à Central Park, il croise une jeune fille portant des vêtements d’un autre âge et prétendant que ses parents travaillent comme acrobates à un endroit pourtant détruit. Intrigué par la demoiselle, il esquisse son portrait qui séduit ses commanditaires.
Régulièrement mais toujours de manière insolite, Eben croise Jennie qui semble grandir plus rapidement que prévu…
Réalisé par William Dieterle, cinéaste d’origine allemande ayant débuté aux côtés de Max Reinhardt et ayant coréalisé avec lui un Songe d’une nuit d’été resté célèbre pour ses filtres et effets de lumière ; Le Portrait de Jennie est un très beau mélodrame qui s’inscrit dans cette lignée de films hollywoodiens célébrant l’amour fou. Comme dans Peter Ibbetson d’Hathaway ou L’Aventure de madame Muir de Mankiewicz voire Laura de Preminger, l’amour qui lie les personnages ne connaît aucune limite, qu’elles soient spatiales ou temporelles.
Très vite, on comprend effectivement que Jennie n’est pas une fille « réelle » et qu’elle vient d’une autre époque. Plutôt que de chercher des justifications rationnelles à ce postulat, le cinéaste nimbe son film d’une atmosphère fantastique tout en filmant les rencontres entre le peintre et son modèle d’une manière presque « naturelle ». Seuls les arrivées et départs de Jennie sont placés sous le signe de l’insolite et donnent tout son sens au mot apparition.
Placé d’emblée dans un espace-temps singulier, le film déploie avec beaucoup de talent une sorte de romantisme cotonneux et mélancolique, où chaque événement heureux semble voué à une disparition immédiate. Dieterle filme merveilleusement bien un Central Park enneigé ou encore Jennie sortant de nulle part avec ses patins à glace. Quand elle disparaît avant un prochain rendez-vous, c’est toujours au sens propre du terme mais cela ne trouble pas plus que ça Eben. Car, au fond, cette histoire d’amour se joue sur un autre plan symbolique. Jennie n’est pas vraiment la femme que pourrait aimer le peintre mais sa muse, sa source d’inspiration. Lorsqu’il présente son premier portrait au marchand, celui-ci lui rétorque qu’il a réussi à saisir quelque chose du caractère intemporel de LA femme. Il s’agit moins de s’éprendre d’un individu que de succomber aux charmes trompeurs d’une image (on rejoint Laura).
De ce point de vue, Le Portrait de Jennie est un magnifique écrin offert à Jennifer Jones par celui qui deviendra son mari : le producteur David O Selznick. A l’instar du peintre, le ponte cherche ici à fixer à jamais le portrait de sa muse (le plan final en couleurs rappelle celui du Portrait de Dorian Gray de Levin). Deux ans après Duel au soleil de Vidor (dont nous parlerons bientôt), Selznick reconstitue le couple Jones/Cotten et leur offre un nouveau finale épique. Cette fois, ce n’est plus la chaleur du désert et la flamboyance des couleurs mais un phare sous la tempête. Les images sont teintes en vert et Dieterle retrouve par la grâce de certains cadrages (l’escalier du phare en contre-plongée verticale) une certaine sensibilité expressionniste qu’accentuent les éléments déchaînés.
Mais encore une fois, toutes les barrières qui s’érigent entre les amants (y compris la mort) seront brisées par la puissance de leur amour. Au-delà de l’emphase mystique parfois un peu pompeuse du film (notamment un prologue malickien assez risible), c’est cette foi en « l’amour fou » cher aux surréalistes qui fait la beauté délicate de ce Portrait de Jennie…