Jeu de l'oie
Merry-Go-Round (1979) de Jacques Rivette avec Maria Schneider, Joe Dallesandro, Maurice Garrel, Danièle Gégauff, Jean-François Stévenin (Editions Carlotta Films) En salles depuis le 14 mars 2018
Lorsqu’on s’intéresse au cinéma de Rivette, Merry-Go-Round fait souvent figure de mal-aimé. Massacré dans le Guide des films de Tulard, souvent ignoré, il est considéré par les cinéphiles comme une œuvre obscure et mineure avant la « renaissance » du cinéaste avec Le Pont du nord.
Or disons-le d’emblée, la découverte de ce film (le dernier qu’il me restait à voir de Rivette) fut une excellente surprise, surtout après la relative déception de Noroît.
Comme dans ses deux films précédents, Rivette fait apparaître des musiciens à l’écran qui improvisent les morceaux qui feront office de bande originale. Néanmoins, le cinéaste dissocie cette fois ces interludes musicaux (filmés en studio) -qui jouent, à leur manière, le rôle du chœur antique- du récit à proprement parler. De diégétique, la musique devient extra-diégétique lorsqu’elle empiète, par le biais du montage alterné, sur les péripéties que nous allons suivre.
Après avoir reçu un mystérieux télégramme de la part d’Elisabeth, Leo (Maria Schneider) et Ben (Joe Dallesandro) se retrouvent dans un hôtel à Roissy et font connaissance. L’une est la sœur de la correspondante tandis que l’autre est son petit ami. Elisabeth ne venant pas à ce rendez-vous, le duo se met à sa recherche le temps d’un jeu de pistes qui va se compliquer. En effet, après avoir retrouvé la jeune femme, celle-ci se fait enlever sous leurs yeux…
Inutile de poursuivre plus loin le résumé de ce film. Si tous les ingrédients du thriller sont bien présents (enlèvement, manipulations, complots, argent à récupérer…), Rivette les utilise comme prétexte à un grand jeu de l’oie à ciel ouvert. Cependant, contrairement à Noroît et dans une moindre mesure Duelle, le cinéaste ne délaisse pas complètement le plaisir du récit pour déployer sa mise en scène. Il retrouve même, à certains moments, le plaisir ludique et feuilletonesque qui infuse de toute part dans ce chef-d’œuvre absolu qu’est Céline et Julie vont en bateau. Il en faut peu à Rivette pour susciter la curiosité et instaurer une atmosphère mystérieuse et intrigante. Une croix rouge sur un mur, un numéro sur une porte, une clé et nous voilà captivés par un jeu de (fausses) pistes permettant au metteur en scène de nous faire participer à l’intrigue et de la recréer en même temps que les personnages.
Tourné dans la proche région parisienne, Merry-Go-Round est un film où les lieux sont parfaitement utilisés : vastes demeures bourgeoises plus ou moins à l’abandon, sous-bois verdoyants, murs couverts de lierre derrière lesquels nous pouvons imaginer de nombreux secrets… Chaque endroit peut se voir comme la case d’un jeu de plateau où les personnages atterrissent après avoir lancé le dé. On suit avec un grand plaisir leurs parcours (quelques beaux plans saisis depuis l’habitacle d’une voiture reviennent de manière récurrente) qui n’a rien de mécanique. Car si les personnages semblent prisonniers d’une vaste toile d’araignée où tout le monde manipule tout le monde, ils possèdent également un pouvoir « médiumnique » comme la plupart des personnages de Rivette (à la fois acteur et metteur en scène). Le récit est, effectivement, troué par des échappés oniriques étranges où Ben se voit poursuivi par des chiens dans les bois dans une sorte de remake improbable des Chasses du comte Zaroff ou croise…un chevalier (sous l’armure se cache Humbert Balsan alias Lancelot du lac pour Bresson). De la même manière, une femme habillée semblablement à Léo (jouée par une Hermine Karagheuz créditée en tant que « l’autre » au générique) court sur une plage, est attaquée par des serpents et se fait tirer dessus par Ben…
A l’inverse des interludes imaginés grâce aux bonbons magiques de Céline et Julie vont en bateau, ces interférences créent une sensation d’angoisse un peu oppressante. Tout se passe comme si la création, qui était l’affaire d’un collectif jusqu’à présent chez Rivette, se disloquait dans de multiples récits individuels. Ludique dans sa construction, Merry-Go-Round s’avère finalement assez pessimiste quant à l’utopie d’une création collective sans arrêt réinventée. Même si le travail du groupe aura encore une grande importance chez le cinéaste, on verra par la suite émerger de manière plus prédominante la figure individuelle de l’artiste et du metteur en scène (dans L’Amour par terre, La Bande des quatre et, exemplairement, dans La Belle Noiseuse).
Pour l’heure, Merry-Go-Round a parfois des allures de lendemains qui déchantent. On a reproché aux acteurs d’être « absents » et de ne pas croire à leur rôle. Près de 40 ans plus tard, il est difficile de ne pas être touché par la présence fantomatique de Maria Schneider. L’actrice a la beauté des filles du « monde d’avant » (comme dirait Jérôme Leroy) : à la fois fière et sauvage mais également avec cette mélancolie dans le regard qui dit que quelque chose s’est irrémédiablement perdu. Les années 80 n’allaient pas tarder à arriver, balayant définitivement (?) toutes les joyeuses utopies des années 60/70.
Et dans les grands yeux tristes de Maria Schneider, on peut retrouver les traces de ce désenchantement.