La femme qui pleure
Under the Silver Lake (2017) de David Robert Mitchell avec Andrew Garfield, Riley Keough
Une scène, tout d’abord, pour tenter de saisir quelque chose de la singularité et de la saveur d’Under the Silver Lake. Un des amis de Sam, le « héros » du film, possède un drone qu’il utilise pour mater une très belle femme (peut-être un mannequin). On songe alors, bien évidemment, au Body Double de Brian de Palma et à cette manière qu’a un personnage d’en attirer un autre par le leurre de l’image. Sauf qu’ici, la femme enlève bien son chemisier mais se met à pleurer, suscitant une sorte de malaise chez les voyeurs. Sam décide d’ailleurs de rentrer chez lui : circulez, il n’y a plus rien à voir ! Même si chez De Palma, l’image était une chausse-trape et un mensonge, il y avait encore chez lui (cinéaste maniériste), une promesse d’émotion érotique (le strip-tease), horrifique (le meurtre impressionnant) et esthétique (le mensonge permanent des images). Chez David Robert Mitchell, l’image n’offre plus aucune promesse sinon celle d’un vide abyssal. Cette femme qui pleure, c’est l’idée même qu’il n’y a plus rien derrière la surface de l’image, qu’elle aura beau être interprétée de mille façons (les scénarios de complots qui émaillent le récit), elle est renvoyée à son insignifiance même.
A propos de Mitchell, il faudrait peut-être parler de « post maniérisme », un cinéma ultra-référencé, qui malaxe tous les éléments de la culture populaire (le cinéma, le rock – avec l’ombre tutélaire de Kurt Cobain-, la BD, le jeu vidéo…) mais qui, contrairement à celui de De Palma, n’aboutit pas à une réflexion sur le statut de l’image mais par le constat de sa profonde inanité. C’est sans doute l’aspect le plus intéressant d’Under the Silver Lake : cette manière de montrer que tout ce qui est vécu l’est d’abord par image interposée (l’ancienne petite amie devenue un visage pour une publicité murale) et que ces images sont désormais totalement vides.
Le récit débute comme un thriller hitchcockien : un apprenti détective jouant les voyeurs comme dans Fenêtre sur cour (dont on voit l’affiche au mur de sa chambre), une obsession pour une jeune femme blonde qui nous vaut de belles filatures et un travelling compensé comme dans Vertigo… A chaque instant, Sam se heurte à des références préexistantes, que ce soit celles que sa mère lui inculque (Janet Gaynor dans le sublime L’Heure suprême de Borzage) où celles qui font partie de son horizon : lorsqu’il a une vision de la belle blonde qu’il recherche dans la piscine de la résidence, ce sont des images de Something's Got to Give de Cukor avec Marilyn Monroe qu’il voit et rejoue.
L’enquête déjantée qu’il mène dans un Los Angeles de pacotille, entre cocktails huppés et soirées secrètes, évoque alors moins l’univers de James Ellroy ou d’Inherent Vice que la projection d’un « spectateur » rêvant de trouver sa place au sein d’un milieu totalement factice. Hollywood et le « Spectacle » dans son ensemble ne constituent plus une bulle à part mais ont été totalement intégrés au cœur même de chaque individu. D’où la violence du conflit entre l’illusion de partager le même monde que celui des starlettes et magnats (qui n’est pas « ami » avec une star sur les réseaux sociaux ?) et la réalité de la situation de Sam (à deux doigts de se faire expulser de son logement).
Par certains aspects, le film de Mitchell se situe plus du côté d’un autre cinéaste « post maniériste » : Nicolas Winding Refn et son The Neon Demon. Dans les deux cas, nous plongeons dans un univers creux et vide, absolument tyrannique. De la même manière, ces deux films sont hantés par une sorte de puissance démoniaque : le « démon du néon » de Refn et le tueur de chiens de Under the Silver Lake, auquel s’ajoute la mauvaise odeur de Sam, dernier lien « organique » qui le ramène à son statut.
Le monde chez Mitchell a perdu toute signification : il n’est désormais plus qu’un réseau de signes qu’il s’agit de décrypter même si c’est avec une certaine ironie que le cinéaste montre que la seule manière pour retrouver un semblant de « sens » se trouve dans une carte pour enfant dissimulée dans un paquet de corn-flakes ! Se tenir devant une stèle dédiée à Hitchcock ou caresser la statue de James Dean n’offrent même plus la possibilité d’accéder à un au-delà de l’image mais renvoie à un vide absolu ornementé par l’imagerie de la culture de masse.
Le film pourrait être passionnant à tous les égards et se réclamer aussi bien de Debord que de Bret Easton Ellis mais pourtant, je n’arrive pas à me décider pour savoir s’il s’agit d’une grande œuvre ou d’un habile et (très) plaisant exercice de style. Le défaut d’Under the Silver Lake tient sans doute à ce que son étrangeté tient essentiellement à des « trucs » de scénario et que la mise en scène ne parvient pas toujours à créer un vertige comme chez Lynch (à qui l’on pense bien évidemment) ou même aux meilleurs moments de The Neon Demon (film qui ne m’avait pas totalement convaincu non plus).
Reste quand même ce sentiment de déphasage complet entre un univers peuplé de signes qui ne peuvent désormais plus faire sens. Et si Sam semble, à la fin, avoir traversé l’écran comme James Stewart dans Fenêtre sur cour, c’est néanmoins pour apercevoir un symbole signifiant « stay quiet » (rappelant un fameux « Silenzio » final) ne renvoyant qu’au grand vide dans lequel nous nous agitons tous…