Celle par qui le scandale arrive...
Dans les deux films qu’elle a tournés avec Douglas Sirk, Barbara Stanwick incarne le même type de personnage : celui d’une femme vieillissante, un brin désabusée et blessée par la vie. Il est d’ailleurs assez amusant de constater que dans les deux œuvres, son entrée en scène se fait quasiment de la même manière : en se présentant à l’improviste devant la porte de l’homme qu’elle a autrefois aimé. Dans All I Desire, elle revient au domicile de sa famille qu’elle a jadis abandonné pour mener à bien une carrière théâtrale dont elle est aujourd’hui revenue. Dans Demain est un autre jour, elle est une entrepreneuse comblée professionnellement qui revient un jour à San Francisco et retrouve un ami proche (Fred MacMurray), aujourd’hui père de famille isolé au sein de son foyer. Autrefois, ils se sont aimés sans jamais oser se l’avouer…
Le surgissement de Barbara Stanwick dans ces univers aseptisés et/ou corsetés (la petite bourgade d’All I Desire où règnent les faux-semblants et les ragots) fait office à la fois de révélateur et d’élément perturbateur, menaçant l’équilibre de la communauté et de l’institution familiale. Elle est celle par qui le scandale arrive.
Les deux films sont construits de la même manière autour de ce personnage, de ce poids du passé et des regrets qui vient déséquilibrer le fragile édifice du présent. Si All I Desire se termine par un « happy end », Sirk ne manque pas de suggérer qu’il est factice et qu’il n’effacera pas les notes d’amertume qu’il a distillées tout au long du récit. Inversement, Demain est un autre jour se termine par une séparation mais également par une ironie cruelle : l’ordre a été rétabli et la famille semble avoir retrouvé un équilibre. Néanmoins, quand l’adolescente s’exclame « ils font un beau couple », on ne peut qu’être glacé par le tableau conformiste et figé qu’il représente.
Chez Sirk, l’image des personnages est souvent saisie dans un miroir ou dans les reflets d’une vitre. Tout se passe comme si la vie imaginée et rêvée de chacun se heurtait constamment aux parois de la réalité et des convenances sociales. Dans All I Desire, Naomi a fait une croix sur ses rêves artistiques. Actrice de second plan, elle se produit dans des spectacles qu’elle-même juge « un peu vulgaires ». Revenue au foyer parce que sa fille lui a demandé d’être présente pour la pièce dans laquelle elle tient le premier rôle, elle apporte avec elle tout le poids du passé. Ce retour exacerbe toutes les émotions : les rancœurs de la fille aînée qui ne pardonne pas à sa mère de les avoir abandonnés, l’amertume du mari face à ce passé soudainement ressurgi, la joie de la cadette adorant sa mère et voulant connaître un destin similaire (fuir le cadre étriqué de sa petite communauté) mais également la curiosité de toute la bourgade puisque Naomi est restée dans les mémoires pour sa liaison avec Dutch, un pêcheur du coin…
Dans Demain est un autre jour, Norma a réussi professionnellement mais n’a finalement jamais oublié Clifford Groves. Quand ils se retrouvent, ils renouent uniquement de manière amicale. Pour le fabricant de jouets délaissé par sa femme qui ne pense qu’à son foyer et à ses enfants, cette arrivée est une aubaine et lui permet de retrouver un peu d’amusement, de légèreté. Mais son fils interprète mal cette relation et pense que son père a une liaison.
Chez Sirk, ce sont les enfants qui jugent leurs parents. Dans Tout ce que le ciel permet, les enfants de Jane Wyman s’unissent pour que leur mère oublie son idylle avec un modeste jardinier et lui offrent une télé où elle pourra contempler son triste reflet. Barbara Stanwick est le personnage sirkien par excellence, qui veut échapper au statut qu’on lui assigne : celui de la femme « mûre » qui devrait se résigner à s’occuper de son foyer et à faire une croix sur l’amour et la passion.
Ses films sont toujours dialectiques en ce sens qu’il montre à la fois l’illusion d’espérer ailleurs une vie meilleure et le scandale de la résignation à rester "à sa place". Dans All I Desire, les rêves de gloire artistique de Naomi se brisent tout comme son idylle avec son amant rustre. Le bonheur était finalement à portée de main au sein de son foyer. Mais dans un mouvement contraire, le cinéaste montre le prix que font payer la communauté, la société et les convenances à une femme fière, belle et indépendante.
C’est dans Demain est un autre jour que Sirk présente la famille sous l’angle le plus oppressant et le plus sombre. Mais cette fois, c’est l’homme qui en souffre puisque les enfants n’en font qu’à leur tête et que l’épouse de Clifford ne partage plus rien avec lui. L’arrivée de Norma est une bouffée d’air pur qui, paradoxalement, fait miroiter la possibilité d’un autre chemin que les deux amants auraient manqué. Un plan étrange du film montre un petit robot confectionné par Clifford en avant-plan, semblant évoluer tout seul tandis que les humains sont relégués en arrière-plan. L’image symbolise à merveille l’enjeu du film et une des thématiques chères à Sirk : l’individu « robotisé », réduit à un certain nombre de gestes et d’affects autorisés par le cadre social tandis que l’humain et ses sentiments sont relégués à l’arrière-plan.
Barbara Stanwick incarne à merveille ce personnage sirkien dans la mesure où sur son visage se lit un certain « vécu » (elle a presque 50 ans lorsqu’elle tourne Demain est un autre jour) et que ce poids des ans confère à sa beauté une intensité peu commune. Elle est celle qui irradie par sa prestance, son aura, sa magnificence mais qui représente aussi une certaine image de la femme sacrifiée et qui a payé le prix fort son indépendance et ses désirs.
Elle représente également pour Sirk un être pleinement vivant dans un univers menacé par la réification. Elle cristallise à la fois une certaine ironie contre une société américaine très rétrograde où règnent le conformisme et l’hypocrisie mais également une certaine amertume où chaque destinée humaine semble se perdre dans le « mirage de la vie » : même en choisissant d’autres chemins pour échapper à sa condition, Barbara Stanwick constatera que l’existence laisse toujours des plaies incicatrisables et des regrets à jamais…