Bergman, une année dans une vie (2018) de Jane Magnusson (Editions Carlotta Films). Sortie en salles le 26 septembre 2018

© Carlotta films

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Nous célébrons cette année le centième anniversaire de la naissance d’Ingmar Bergman, un des plus grands génies de l’histoire du septième art. A cette occasion, de nombreux événements sont prévus : grande rétrospective à la Cinémathèque française, copies restaurées de ses grandes œuvres, ressortie de coffrets DVD et enfin, la projection de ce documentaire réalisé par une ancienne collaboratrice du maître.

Débutons tout de suite par ce qui ne fonctionne pas dans ce documentaire. Primo, une forme assez classique et ingrate : une succession de témoignages face caméra, une musique envahissante pour faire monter artificiellement une tension factice, évoquant les pires heures de certaines émissions télé (du style Un jour, un destin). Le comble est sans doute atteint lorsque après nous avoir révélé que Bergman se nourrissait essentiellement de yaourts, la réalisatrice fait monter la sauce (musique dramatique, arrêt sur image…) pour nous faire découvrir que le cinéaste tenait également le coup grâce à son addiction pour… les biscuits ! Deusio, certains partis-pris me paraissent vraiment discutables, comme cette manie de vouloir à tout prix farfouiller dans les recoins les moins reluisants de l’existence de Bergman. Du coup, le film permettra à certaines âmes vertueuses de s’offusquer à peu de frais sur le côté mégalomane et parfois dictatorial du cinéaste, sur sa jalousie et ses infidélités mais également sur ses sympathies de jeunesse pour le régime nazi (qu’il n’a d’ailleurs jamais cachées puisqu’il les évoque dans Lanterna Magica. C’est en découvrant les horreurs commises par Hitler qu’il décidera de ne plus jamais se mêler de politique, y compris dans ses films même si on retrouve çà et là des allusions à des systèmes oppressifs et dictatoriaux dans Persona ou L’œuf du serpent).

Alors qu’importe si Bergman n’était pas un saint (qui peut prétendre l’être ?) au vu de toutes les émotions qu’il a pu procurer aux spectateurs du monde entier.

Ces réserves posées, le film est loin d’être inintéressant et séduit même par l’angle d’attaque qu’il propose pour tenter de cerner un certain « mystère Bergman ». Jane Magnusson part d’une seule année très particulière dans la carrière du cinéaste et tente de dérouler de nombreux fils à partir de ce point de basculement. Cette année phare et hyperactive, c’est 1957. Alors qu’il souffre d’un ulcère à l’estomac, Bergman sort en janvier son premier authentique chef-d’œuvre, Le Septième sceau. A la fin de cette même année sortira Les Fraises sauvages (excusez du peu !) qu’il n’avait pourtant pas encore écrit 12 mois plus tôt ! Entre temps, le cinéaste aura monté quatre pièces de théâtre (deux pour les planches dont Peer Gynt, une mise en scène de 5 heures jugée impossible à monter, deux pour la radio), tourné un téléfilm et écrit un scénario ! Pour la réalisatrice, cette année-là marque donc un véritable tournant dans l’évolution de sa création et c’est à partir de ce moment que Bergman devient véritablement Bergman (on peut néanmoins trouver un peu lapidaire son jugement sur ses œuvres précédentes, notamment le superbe Monika réduit ici à sa dimension érotique)

A partir de nombreux extraits, documents (dont certains très rares) et témoignages (des collaborateurs du cinéaste jusqu’à Barbara Streisand et Elliott Gould), Jane Magnusson cherche à trouver le « Rosebud » de l’œuvre. A partir de cette année, la part autobiographique des films devient prégnante. Tout se passe comme si Bergman nourrissait désormais son art de sa propre personne, la vampirisait. Dans un entretien, le cinéaste avoue d’ailleurs qu’il ne se repère dans le temps que grâce à ses créations alors qu’il est incapable, par exemple, de se souvenir de l’année de naissance de ses propres enfants ! Le film remet néanmoins en question quelques clichés par rapport à l’éducation rigide de Bergman et de son enfance difficile telles que le cinéaste les a mis en scène dans Tourments ou Fanny et Alexandre. Il s’avère, en effet, que c’est moins ses propres souvenirs qui ont nourri Bergman que ceux de son frère ainé. C’est ce frère qui a subi le plus les châtiments d’un père pasteur rigide tandis que le jeune Ingmar était un garçon studieux et épargné par la sévérité paternelle. Ce frère ainé, il témoigne dans un document inédit et assez étonnant, datant des années 80. Un document que son cadet fit interdire de diffusion et dont on découvre les images seulement aujourd’hui. On réalise que le cinéaste était alors moins Alexandre que la petite Fanny, une sorte de témoin muet des déboires de son ainé.

Si l’enfance revient souvent dans les films de Bergman, le réalisateur s’est également nourri de ses déboires sentimentaux. En 1957, il est marié, a deux maîtresses et déjà six enfants. Le documentaire cherche alors à interroger cette frénésie sexuelle, ce rapport très complexe que le cinéaste a entretenu aux femmes pendant toute son existence. De ce point de vue, Magnusson se montre assez nuancée, ne minimisant pas les côtés inquiétants de sa personnalité (sa jalousie, ses crises de violence…) mais en soulignant également sa profonde empathie et compréhension de la gent féminine (comme on peut le constater dans ses films, d’ailleurs). A ce titre, il faut écouter le témoignage très émouvant de Liv Ullmann mais aussi la manière dont Bergman sait analyser ses propres défauts, déplorant lui-même ses perpétuelles infidélités.

Dans un passage assez amusant, un entretien télévisé nous montre un Bergman, détendu, évoquer sa seule séance chez un psychiatre. Le cinéaste, goguenard, dit que le médecin n’avait rien trouvé à redire. En revanche, Bibi Andersson qui l’accompagne dévoile à tout le monde le pot aux roses : le psychiatre lui aurait confié qu’il était tellement névrosé que s’il se mettait à le soigner maintenant, il ne tournerait ensuite plus un seul film !

Et il est vrai que son œuvre entière semble n’être qu’une longue séance de thérapie pour se débarrasser de ses torturants fantômes. C’est ce fil que déroule également la documentariste qui nous donne l’occasion de revoir les extraits d’une incroyable intensité venus de Persona, L’Heure du loup ou Cris et chuchotements. Par petites touches, et en dépit des artifices déjà mentionnés, le documentaire parvient quand même à saisir quelque chose « du plus grand artiste suédois depuis Strindberg » et la solitude extrême de ce créateur hors pair. Cette solitude, elle se mue parfois en tour d’ivoire où Bergman fait la pluie et le beau temps (une anecdote assez pénible après la mise en scène du Misanthrope en 1995 ne s’expliquant peut-être pas seulement par la mégalomanie du réalisateur mais aussi par son état dépressif).

Si Bergman, une année dans une vie n’est pas un film sans défauts, il reste néanmoins une très belle occasion de découvrir des documents rares et d’entendre la voix précieuse du cinéaste. On y découvrira le portrait d’un homme ambigu, pas toujours plaisant, torturé mais capable de transfigurer le matériau de son existence en une œuvre unique et éternelle…

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