Autour de Bogdanovich
The Last Picture Show (1971) de Peter Bogdanovich avec Jeff Bridges, Cybill Shepherd
Saint Jack (1979) de Peter Bogdanovich avec Ben Gazzara
(Editions Carlotta Films). Disponibles en DVD et BR depuis le 10 octobre 2018
Le festival Lumière rendait cette année hommage à Peter Bogdanovich, invité d’honneur de la manifestation. Né en 1939, il débute comme critique et historien du cinéma (il a été proche de tous les géants d’Hollywood, notamment Ford et Welles) avant de tourner son premier film en 1968 sous la houlette de Roger Corman (La Cible avec Boris Karloff). Par la suite, Bogdanovich va ériger une œuvre à la fois célèbre (comme le souligne Tarantino dans le documentaire consacré au cinéaste, toutes les bandes annonces de ses films des années 70 le montrent au travail et son nom passe devant ceux des vedettes qu’il met en scène !) et méconnue. Pour ma part, je n’avais vu jusqu'à présent que le seul What’s Up, Doc ?, comédie assez épouvantable dans mon souvenir et ne m'ayant pas donné envie de poursuivre ma découverte.
Carlotta nous offre aujourd’hui un beau moyen de nous plonger dans l’œuvre de Bogdanovich en éditant deux films, un documentaire et deux livres. Le cinéma comme élégie est un livre d’entretien de Jean-Baptiste Thoret qui considère l’œuvre de Bogdanovich comme « l’une des plus passionnantes et secrètes du cinéma américain de ces cinquante dernières années ». La Mise à mort de la licorne est un roman-essai que le cinéaste écrivit sur le meurtre de sa compagne et muse Dorothy Stratten par son mari Paul Snider.
Pour en savoir un peu plus sur l’affaire, on se reportera également au documentaire de Bill Teck One Day since Yesterday : Peter Bogdanovich et le film perdu. La forme du documentaire est très classique (succession de témoignages, de documents d’époque et d’extraits de films), parfois un peu putassière (musique envahissante, dramatisation excessive) mais offre un beau panorama de la carrière de Bogdanovich, de son incroyable succès qui lui vaut la réputation de cinéaste prétentieux et arrogant (ce qu’il paraît être parfois !) jusqu’à la rupture de They All Laughed, un des films préférés de Tarantino (mais également de cinéastes comme Wes Anderson ou Noah Baumbach). Le film est à la fois le signe de la puissance de Bogdanovich avec un casting incroyable (Audrey Hepburn, Ben Gazzara…) mais il est entaché par le meurtre atroce de Dorothy Stratten dont Bogdanovich était tombé amoureux sur le tournage.
Brisé par cette disparition, le cinéaste rachète son film à la Fox et décide de le distribuer tout seul, ce qui le mettra dans de grosses difficultés financières. Le documentaire s’attarde beaucoup sur ce film (relativement méconnu en nos francophones contrées), entre anecdotes personnelles (les familles de Bogdanovich et de Stratten passent devant la caméra) et analyses plus « cinématographiques » (Tarantino qui estime qu’on n’a jamais filmé New-York sous un jour si lumineux, surtout à une époque où elle était montrée au cinéma comme la capitale du crime).
Le reste est plus anecdotique mais laisse percevoir l’influence « occulte » qu’a pu avoir Bogdanovich sur un certain cinéma américain plus indépendant. La manière dont le cinéaste s’est battu pour obtenir de terminer son film Mask sur une chanson de Bruce Springsteen (il a les larmes aux yeux lorsqu’il évoque ce titre) est assez touchante et prouve son opiniâtreté.
Reste l’œuvre cinématographique de Bogdanovich en elle-même. Son film le plus réussi parmi ceux présentés aujourd’hui est assurément The Last Picture Show, chronique d’une petite ville texane au début des années 50. Le cinéaste s’attache à quelques destins d’adolescents découvrant leurs premiers émois amoureux et leurs premières déceptions. Dans un noir et blanc élégant et une mise en scène inspirée par ses grands maîtres (le goût des grands espaces de Ford, les cadrages expressionnistes à la Welles…), il décrit le quotidien d’un microcosme à la fois soudé mais dont le vernis craque parfois sous les coups de boutoir de micro-drames (ruptures, départs, bagarres…)
Le film est plutôt attachant même si j’avoue qu’il ne m’a pas totalement convaincu. Cinéaste-cinéphile, Bogdanovich se penche sur une époque révolue avec une certaine mélancolie (le cinéma du coin qui ferme et qui donne son titre au film – La Dernière Séance en V.F-) mais sans grande générosité. En effet, le cinéaste porte un regard un peu ricanant sur ses personnages, qu’il s’agisse de la première petite amie de Sonny et de ses mimiques bovines (le mâchonnement d’un chewing-gum n’arrange pas les choses) en passant par la jolie poupée (Cybill Shepherd) qui manipule, ment et couche avec celui qu’elle va larguer (Duane alias Jeff Bridges) juste parce que celui sur lequel elle a jeté son dévolu ne veut pas de vierge ! Seule la femme du professeur de sport, délaissée et qui finit par prendre un des adolescents comme amant, se révèle assez touchante.
Le constat du film, entre ennui et résignation, est plutôt amer mais la distance que met Bogdanovich entre lui et ses personnages empêche le spectateur d’être vraiment touché. C’est impeccablement exécuté mais ça manque un peu d’empathie.
Finalement, le plus intéressant dans The Last Picture Show, c’est la manière dont le cinéaste traite le « hier et maintenant ». D’un côté, il filme avec nostalgie les grands espaces du cinéma d’hier et montre l’arrivée en force de la télévision dans les foyers et la fermeture des petites salles. De la même manière, il évoque le conflit en Corée (hier) pour mieux parler du désarroi d’une jeunesse rebelle face au conflit vietnamien dans lequel s’enlisaient alors les Etats-Unis. Ce dualisme, on le retrouve à un autre niveau dans Saint Jack. Le cinéaste suit les traces de Jack Flowers, un américain en exil à Singapour qui joue les entremetteurs et décide également d’ouvrir une maison close. Bogdanovich joue sur plusieurs registres : la comédie de mœurs avec un tableau haut en couleur d’une galerie de personnages gravitant autour de Jack : un comptable britannique rangé avec qui il se lie d’amitié, des expatriés grandes gueules, des prostituées attachantes, des transsexuels ; le film de gangsters avec un américain qui se met à dos la pègre locale et qui devra l’affronter mais aussi une sorte de chronique sociale où le cinéaste dissèque un nouveau microcosme.
Le point fort du film est évidemment l’interprétation impériale de Ben Gazzara, hâbleur et bravache, dont l’abattage est très impressionnant. Moins connu que Brando ou Al Pacino, je trouve que le comédien leur est presque supérieur, évitant toujours le cabotinage qu’offre un pareil rôle (le gangster exubérant) et laissant entrevoir dans son regard des trésors d’humanité.
L’autre intérêt réside toujours dans cette tension que Bogdanovich parvient à instaurer entre la sainteté évoquée dans le titre et son exact contraire. Car Jack, à plus d’un titre, se révèle être un type « bien » (respectueux des filles avec qui il travaille, loyal en amitié…) alors qu’il exerce aussi une profession crapuleuse (c’est un proxénète). Le cinéaste joue également la carte de la métaphore en montrant une Amérique et ses réflexes de colonisateur : Jack nourrit tout son petit monde mais il nie également les us et coutumes locaux et se considère partout comme chez lui.
Bogdanovich a le mérite de ne pas alourdir le propos ni de se perdre dans un « film à thèse » mais lorgne plutôt du côté de la « série B » haletante (c’est Corman qui produit).
Après trois films vus, j’avoue que je n’arrive pas vraiment à me faire une opinion sur l’œuvre de Bogdanovich, à la fois intrigante mais presque trop « maligne » et consciente de ses effets. The Last Picture Show et Saint Jack sont recommandables mais nous attendrons de découvrir d’autres films pour savoir s’ils appartiennent à une œuvre importante ou celle d'un cinéphile doué mais un peu roublard...