De la révolte à l'action directe
Un drôle de paroissien (1963) de Jean-Pierre Mocky avec Bourvil, Francis Blanche, Jean Poiret, Jean Tissier, Marcel Pérès
La Grande Lessive (!) (1968) de Jean-Pierre Mocky avec Bourvil, Francis Blanche, Jean Poiret, Michael Lonsdale, Marcel Pérès, Jean Tissier
L’Etalon (1969) de Jean-Pierre Mocky avec Bourvil, Francis Blanche, Jacques Legras, Michael Lonsdale, Jean-Claude Remoleux, Marcel Pérès, R.J.Chauffard
Solo (1970) de et avec Jean-Pierre Mocky et R.J.Chauffard, Marcel Pérès
Exubérant, râleur, rendre-dedans et irréductiblement révolté, Mocky est ce qu’on appelle « un personnage ». Il est cependant un peu dommage que ledit personnage ait fini par éclipser le cinéaste qui continue pourtant de tourner à un rythme démentiel et dont les derniers films sont littéralement invisibles pour ceux qui n’habitent pas Paris et ne peuvent se rendre au Despérado, la salle qui lui appartient et où il peut projeter ses dernière productions (personnellement, le dernier film que j’aie vue de Mocky est Le Deal qui date de 2006. Depuis, le réalisateur a tourné 18 (!) longs-métrages).
Il n’est donc pas mauvais de se replonger, de temps en temps, dans les « classiques » de ce dernier des mohicans et c’est ce que nous permettent aujourd’hui les éditions E.S.C qui rééditent six de ses films en DVD [1]. En schématisant, on pourrait dire que l’œuvre de Mocky se divise en deux grandes tendances ici bien représentées. D’un côté, la comédie irrévérencieuse où se déploie un goût pour les figures carnavalesques et les seconds rôles extravagants ; de l’autre, le thriller râpeux où le cinéaste peut laisser libre cours à sa verve satirique et/ou sa rage anarchiste.
Parmi les films proposés, on redécouvrira avec plaisir trois des quatre grands rôles que Mocky a offerts à Bourvil. Il est de bon ton de citer Le Cercle rouge (très grand film, là n’est pas la question) comme l’œuvre qui a fait du nigaud rigolo un « vrai » comédien dramatique. Or dans le registre de la comédie, c’est bel et bien Mocky qui a cassé l’image classique de Bourvil en benêt sympathique (j’avoue que j’ai du mal à le supporter chez Oury, par exemple) pour lui offrir des rôles d’idéaliste dégourdi et de rêveur rusé.
Dans Un drôle de paroissien, il incarne un aristocrate issu d’une famille déchue qui refuse de déroger en s’abaissant à travailler. Il décide alors, en compagnie d’un ami et complice (Jean Poiret), de piller les troncs d’église pour assurer la pitance de sa petite coterie.
Professeur ulcéré par le spectacle de ses élèves dormant en classe parce qu’ils se sont abrutis devant la télé la veille, Bourvil passe à l’action dans La Grande Lessive (!) en sulfatant les antennes et en brouillant ainsi tous les programmes.
Dans L’Etalon, il est un vétérinaire préoccupé par la condition féminine. Constatant que les maris délaissent leurs épouses pour s’adonner à la pétanque, il offre aux dames mal-aimées les services d’un bel étalon qui saura les combler.
Dans les trois cas, le canevas est le même : un mouvement allant de la révolte contre un ordre social stupide, représenté par les richesses de l’Eglise, l’idiotie télévisuelle ou la phallocratie la plus archaïque, à « l’action directe » : reprise individuelle dans Un drôle de paroissien, guérilla urbaine et sabotage dans La Grande Lessive (!) et exaltation fouriériste de « fakirs » hérauts du « nouveau monde amoureux » dans L’Etalon.
Dans les trois cas, Bourvil se montre à la fois extrêmement probe et idéaliste. Il n’agit pas sous couvert d’une idéologie (ces idéologies mortifères que Mocky raille dans Solo) mais parce que son sens de la justice est bafoué. Il s’agit juste, à l’instar de Robin des bois, de rétablir un peu la balance. Si les ratichons s’en mettent plein la panse, il ne les détrousse pas complètement et laisse la moitié de la somme que contiennent les troncs dans Un drôle de paroissien. Dans La Grande Lessive, il s’agit de se battre pour une jeunesse endormie (au sens propre) par le crétinisme du petit écran tandis que le vétérinaire de L’Etalon pense avant tout au bien-être de la gent féminine : il ne s’agit pas de quitter les maris mais de leur offrir une compensation à un ensemble de frustrations.
La verve de Mocky est intarissable et si ces films semblent parfois un peu bâclés (L’Etalon est un peu monté – si on me permet l’expression- à la hue-dia) c’est parce que, comme le souligne l’indispensable Noël Godin, « le niveau d’incandescence général d’un récit ne doit jamais baisser d’un poil de grenouille ». Dès lors, les œuvres de Mocky ressemblent à une farandole carnavalesque où éclate son goût pour le travestissement (perruques, fausses barbes, habits de femmes pour Francis Blanche dans La Grande Lessive et L’Etalon ou pour Michael Lonsdale…), pour les trognes improbables (un toast à R.J Chauffard ou à l’hilarant Jean-Claude Rémoleux qui incarne un député demeuré dans L’Etalon), pour les calembours les plus foireux (lorsque l’excellent Marcel Pérès se plaint du froid dans une église dans Un drôle de paroissien, un de ses acolytes lui rétorque « comme dirait l’évêque, ça pince monseigneur » !) et pour les situations les plus scabreuses (comme l’écrit encore Godin, Mocky aime rendre des « hommages assidus aux postérieurs nus de quinquagénaires et aux anomalies sexuelles de pointe ». Je confirme pour mes aimables lectrices : Francis Blanche déambule cul nu dans L’Etalon !)
Mais surtout, Mocky utilise le rire comme un arme contre tous les pouvoirs, toutes les institutions : la flicaille constamment ridiculisée que les pieds-nickelés d’Un drôle de paroissien et La Grande Lessive font tourner en bourrique[2], les curetons vénaux, Les PDG crapuleux (hilarant Jean Poiret et sa baignoire en or dans La Grande Lessive), les députés réactionnaires (L’Etalon)… Mais si Mocky s’en prend à la chèvre dirigeante, il n’épargne pas le chou dirigé : dans L’Etalon, il nous propose un tableau drolatique de ces français moyens en vacances avec, par exemple, la marque des boules de pétanque sur l’épaule de Jacques Legras (qui n’a pas bronzé à cet endroit-là !), qui ne pensent qu’à leurs bagnoles et à consommer. Dans La Grande Lessive, le microcosme de deux immeubles (l’un surchauffé, l’autre glacial) permet le déploiement de cette verve satirique autour des différents rituels du culte cathodique.
Il y a également chez Mocky un sens de l’absurde tout à fait réjouissant. Chacune des petites « entreprises » montées par Bourvil et ses acolytes prend des proportions délirantes. Le pillage de tronc occasionne des inventions de plus en plus sophistiquées, la guérilla contre les antennes de télévision se termine en haut de la tour Eiffel tandis que la mise à disposition des étalons dans un aquarium ou des cabines de plage occasionne des stratagèmes de plus en plus minutieux pour éviter le courroux des maris cocus.
A côté de cette veine comique, Mocky a également tourné quelques films noirs tout à fait passionnants. A ce titre, Solo s’avère même son plus authentique chef-d’œuvre.
Solo, c’est juste avant que les Bastid, Manchette, Fajardie et autres ADG se mettent à écrire, la véritable date de naissance du néo-polar à la française, mêlant les conventions du film noir à des éléments politiques et sociaux. Le revoir aujourd’hui, c’est constater qu’il n’a pas pris une ride (au contraire, sa belle photo nocturne a pris une certaine patine et la sécheresse de la mise en scène tient rudement bien le coup) et qu’il s’est même avéré prémonitoire dans la mesure où Mocky annonçait avec quelques d’années d’avance la chape de plomb qui allait s’abattre sur l’Allemagne et l’Italie dans les années 70. A sa façon, le cinéaste illustrait parfaitement la fameuse formule de Jean-Patrick Manchette dans Nada : « Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à cons. »
Solo a l’amer goût d’une gueule de bois post-68. Le spectre de la révolution s’est envolé et les gens ont retrouvé de l’essence pour partir en vacances. Dans ce contexte, un groupe de très jeunes gens fomentent un attentat terroriste et dessoudent de gros bourgeois repus au milieu d’une partouze mondaine. Vincent Cabral (Jean-Pierre Mocky, excellent mais trop rare acteur), gentleman cambrioleur (pour accompagner ses cachets de violoniste, il vole des bijoux aux rombières en croisière) comprend que son petit frère Virgile fait partie du groupe et il tente de le retrouver.
Rythmé par une fameuse rengaine de Moustaki, Solo est un poème nocturne en rouge et noir où éclate toute la rage que porte en lui Mocky. Il y a une expression symptomatique que les étudiants adressent ici aux flics en plein boulot : « Ca sent ». Ce qui « sent », c’est cette France de la fin des années 60 qui a laissé passer la chance de Mai 68 et où règne à nouveau le fric, la corruption et la médiocrité. Le personnage qu’incarne Mocky est intéressant car il n’est pas directement avec ces jeunes gens en colère qui veulent tout faire sauter (le film n’est pas un éloge de l’action directe même si le cinéaste a de l’empathie pour ces jeunes idéalistes). Il partage leur colère mais c’est un solitaire (comme le titre l’indique), un anar individualiste qui ne respecte rien mais qui ne se fourvoie dans aucune idéologie. A l’immense pourriture de la société dans son ensemble, Vincent oppose un certain art de vivre et de jouir (voir son goût certain pour les jolies jeunes filles) et un romantisme désabusé.
Ceux qui accusent Mocky de bâcler ses films devraient revoir de toute urgence Solo : la mise en scène n’a rien à envier aux grands films noirs américains et la sécheresse d’un montage tranchant comme une lame de rasoir rappelle les grandes œuvres de Fuller ou Aldrich. Le tout nimbé d’un romantisme noir qui fait de Solo une œuvre déchirante et absolument superbe.
[1] Je n’ai reçu que 4 de ces 6 titres mais signalons que sont également disponibles l’excellent Les Compagnons de la marguerite et le superbe Albatros.
[2] Dans L’Etalon, Jacques Legras se dit « fasciste » le temps d’un soir et réjouit ainsi le commissaire Lonsdale qui répond du tac au tac : « ça nous fera une voix de plus aux prochaines élections »