Rock Hudson’s Home Movies (1992) de Mark Rappaport

From the Journals of Jean Seberg (1995) de Mark Rappaport

(Editions Re : Voir)

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Cinéaste et vidéaste indépendant, Mark Rappaport est l’inventeur d’un véritable genre en soi : la critique cinématographique filmée. Il ne s’agit bien évidemment pas d’un précurseur des ridicules « vlogeurs » qui donnent leurs avis plus ou moins éclairés sur les œuvres qui sortent en salles (en privilégiant d’ailleurs davantage la mise en scène de leur propre petite personne que l’analyse cinématographique !) mais d’une manière très particulière de s’intéresser à des acteurs (essentiellement) ou à des metteurs en scène (Eisenstein dans Sergei/Sir Gay) à travers des extraits de leurs films. A partir de ce matériau brut (des extraits, rien que des extraits ou presque, commentés par un narrateur), Rappaport tisse des liens, laisse sa pensée dériver au fil de nombreuses digressions (dans son film sur Jean Seberg, il évoque les trajectoires parallèles de Jane Fonda et Vanessa Redgrave) et tente d’extraire une vérité « cachée » sous les images.

Pour ses longs-métrages, il choisit ici deux figures tragiques : d’un côté, Rock Hudson, première star hollywoodienne à mourir du sida en 1985, de l’autre, Jean Seberg, morte à 40 ans dans des circonstances qui restent mal élucidées (suicide ?). Rappaport construit ensuite ses films sur un ensemble d’extraits montés de façon extrêmement intelligente et confie le commentaire à un narrateur qui « joue » les personnalités disparues. Dans les deux cas, il s’agit de retrouver, à la manière d’un archéologue, des traces dans les films de ce que fut l’existence des deux stars.

Pour Rock Hudson, Mark Rappaport va s’intéresser à son rapport à la « virilité » classique à Hollywood et s’arrêter sur tous ces petits moments qui évoquent son homosexualité (à l’instar du passionnant documentaire The Celluloïd Closet) : regards appuyés, sous-entendus dans une ligne de dialogue, rapport ambigu au corps… A une époque où l’homosexualité est toujours proscrite à Hollywood, Rappaport parvient à saisir de manière assez ludique (même si le fond est tragique) des images de contrebande où cette dimension « gay » semble crever les yeux du spectateur d’aujourd’hui, notamment dans les comédies « familiales » qu’il a tournées avec Doris Day. Rappaport reviendra dans son film sur Eisenstein (Sergei/ Sir Gay) sur cette manière dont les artistes ont dû ruser avec les codes de la censure et de la morale traditionnelle pour imposer une imagerie homo-érotique (les marins sensuellement endormis dans leurs hamacs dans Le Cuirassée Potemkine qui permet à Rappaport de tisser un fil invisible à travers cette figure entre le grand cinéaste soviétique et Jean Genet, Kenneth Anger et Fassbinder).

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Pour Jean Seberg, l’approche est plus « féministe » et propose une critique acerbe de la place qu’ont pu avoir les actrices au sein du système hollywoodien. Seberg débute par un rôle dont elle aura du mal à se remettre (c’est du moins la thèse du film) : celui de Jeanne d’Arc dans la version de Preminger. Rappaport revient sur la manière dont ce rôle fut convoitée par des milliers d’actrices en herbe et comment il échut à cette actrice beaucoup trop jeune pour le rôle (non pas d’un point de vue « historique » mais du point de vue de la maîtrise du métier de comédien). Seberg aurait pu disparaître des écrans après cette expérience malheureuse où elle fut brimée par un réalisateur tyrannique, n’hésitant pas à la brûler réellement lors de la scène du bûcher. Mais ne voulant pas reconnaître qu’il s’était trompé, Preminger en fait à nouveau la vedette de Bonjour tristesse que Godard admire. C’est grâce à ce film que le « jeune turc » de la nouvelle vague l’engage et en fait l’icône du cinéma moderne qu’elle est devenue.

Tout le cinéma de Rappaport tient dans cette contradiction qui peut d’ailleurs se nicher au cœur de chaque cinéphile : une fascination pour les déesses de celluloïd, pour les icônes de la pellicule mais également une volonté de déconstruire le mythe, de mettre en lumière la souffrance de ceux qui brûlèrent leurs ailes sous les feux des projecteurs.

Cette approche très particulière des œuvres pourrait faire lever quelques objections. Je trouve par exemple assez hallucinant qu’un critique du Chicago Sun-Times puisse faire l’éloge du cinéaste en écrivant ceci : « Il prend ce qu’il a sous la main, le conforme à ses besoins, invente ce qu’il ignore, et s’appuie copieusement sur la technique consistant à nous montrer des extraits de films en nous disant ce qu’il faut y voir ». Cette définition me paraît être celle qui caractérise le mieux ce que j’appellerais la « critique idéologique », celle qui cherche à faire entrer de force les œuvres dans des grilles préétablies et qui ne les utilise que comme l’illustration d’un discours déjà élaboré. A ce titre, aussi passionnant soit-il, je trouve que From the Journals of Jean Seberg est le moins réussi des 5 documentaires/essais proposés sur ces deux DVD. Si certaines intuitions sont éblouissantes, on frise çà et là cette critique idéologique avec un goût un peu trop prononcé pour le pathétique et la « victimisation » (en écrivant cela, je ne nie aucunement que Jean Seberg ait pu être une victime – ce qui semble une évidence- mais seulement que les choses sont plus compliquées que ça).

Mais Rappaport évite globalement ce travers idéologique car même s’il cherche sans doute parfois à trop sur-interpréter la dimension homosexuelle dans les films de Rock Hudson, il le fait de manière assez ludique et dialectique ; ce qui lui permet de nous offrir une vision moins traditionnelle et figée du classicisme hollywoodien.

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C’est peut-être dans ses films les plus courts que Rappaport parvient le mieux à cet équilibre entre une certaine nostalgie iconophile et la démystification iconoclaste du fonctionnement hollywoodien. A ce titre, Becoming Anita Ekberg (2014) et mon préféré Debra Paget, For Example (2016) sont des concentrés de l’art du cinéaste. Dans ces deux titres, on retrouve une certaine vision désabusée d’un système qui broie les comédiennes et les jette quand elles ont dépassé la « date de péremption » (c’est cette expression horrible qu’emploie le narrateur pour qualifier les « bombes sexuelles »). Mais les films vont au-delà de cette critique en règle de l’industrie cinématographique. Dans Becoming Anita Ekberg, Rappaport montre comment certains cinéastes ont joué de manière ironique avec la prodigieuse plastique de la comédienne suédoise (Frank Tashlin en premier lieu, ce qui permet au cinéaste de faire un rapprochement savoureux avec l’inoubliable Jayne Mansfield). Et aussi comment le cinéma peut parfois transcender ce simple statut de « femme objet » (comme si TOUS les personnages de cinéma n’avaient pas une part réifiée !) pour le transfigurer en véritable déesse et en mythe. Dans le cas d’Anita Ekberg, c’est évidemment sa rencontre avec Fellini et son rôle dans La Dolce Vita. Pour Debra Paget, Rappaport ajoute une dimension encore plus intime et fait quelques réflexions passionnantes sur le « kitsch » et un certain rapport au cinéma né au plus profond de l’enfance. Debra Paget a connu le destin d’une pure « starlette » de studio, embrassant les plus grandes vedettes (notamment James Stewart) alors qu’elle n’avait que 14, 15 ou 16 ans. Sa magnifique chevelure d’ébène lui fait trouver des rôles de belles étrangères, qu’elle soit italienne ou indienne (chez Delmer Daves) avant de devenir l’égérie, au moment du Cinémascope, des péplums et autres films bibliques (Les Dix Commandements de DeMille). A travers cette actrice, Rappaport livre une histoire en contrebande du septième art en y ajoutant une dimension véritablement personnelle. Debra Paget, c’est l’incarnation même de l’actrice qui aurait pu devenir une star immortelle (la manière exceptionnelle qu’a Rappaport d’ausculter les plans, de saisir le temps d’un arrêt sur image un plan sublime de l’actrice en Madone en pleurs ou la perfection de son sourire et de son profil) mais qui va devenir, à l’instar de Maria Montez, une princesse du kitsch, même en tournant avec Fritz Lang pour son diptyque indien (Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou). Le cinéaste, par des petites notations, parvient à montrer les évolutions techniques du cinéma. Comme dans From the Journals of Jean Seberg où il expliquait et mettait en œuvre la théorie du montage selon Koulechov, Rappaport montre ici l’évolution (avant la fin prochaine) du classicisme à l’heure du Cinémascope (destiné à contrer la concurrence impitoyable de la télévision) : Debra Paget n’a alors plus de gros plans et se fond dans la masse anonyme. Il lui manque un rôle de « méchante » qui aurait pu la faire décoller comme Marilyn dans Niagara.    

C’est sur une note de profonde mélancolie que se termine la plupart de ces films : des disparitions tragiques (Hudson, Seberg) ou des carrières avortées comme celle d’Anita Ekberg ou Debra Paget qui s’éloigne des feux des projecteurs alors qu’elle n’a que 29 ans et qui restera toujours très discrète par la suite, y compris sur sa vie privée (alors qu’Elvis Presley aurait voulu l’épouser lors d’un tournage).

En tentant de faire dégorger une vérité à chaque image, Rappaport aurait pu se fourvoyer dans une certaine critique « idéologique ». Mais son sens du montage (qui permet justement de nuancer, de confronter, d’exposer…) lui permet de rester toujours « dialectique » (un gros mot aujourd’hui) et de tirer mille fils passionnants qui dessinent les contours d’une autre histoire du cinéma.

Ses documentaires/essais, faits de mille rimes et jeux de miroir, méritent donc assurément le détour…

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