Au-delà du visible
COFFRET LIVRE/DVD CHARLES MATTON
-L’Italien des roses (1972) avec Richard Bohringer, Isabelle Mercanton
-Spermula (1976) avec Dayle Haddon, Udo Kier, Ginette Leclerc, Isabelle Mercanton, Myriam Mezières
-La Lumière des étoiles mortes (1993) avec Jean-François Balmer, Richard Bohringer
-Rembrandt (1999) avec Klaus Maria Brandauer, Romane Bohringer, Johanna Ter Steege, Jean Rochefort, Richard Bohringer, Ludivine Sagnier
(Editions Carlotta Films). Sortie le 14 novembre 2018
Avant d’être cinéaste, Charles Matton fut avant tout un peintre, un illustrateur et un sculpteur qui parvint à s’imposer dans le monde de l’Art en restant attaché au réalisme alors que le marché était alors dominé par l’art abstrait et conceptuel.
Ses films n’ont, il faut bien le dire, pas forcément marqué la mémoire des cinéphiles même si son premier essai, L’Italien des roses, avait suscité une certaine curiosité. Dix ans après sa mort, le magnifique coffret livre/DVD concocté par Sylvie Matton, l’épouse de l’artiste également connue comme écrivain et actrice (elle tient le rôle principal de La Bonzesse de Jouffa sous son nom de jeune fille – Sylvie Meyer- et on l’apercevra entre autres dans Calmos de Blier et La Cité des femmes de Fellini), nous donne un aperçu plus précis de l’œuvre cinématographique de Charles Matton.
Auteur de trois courts-métrages (dont le très personnel La Pomme ou l’histoire d’une histoire) et de quatre longs-métrages, Charles Matton a abordé le cinéma d’une manière différente de la peinture et, comme le souligne Sylvie Matton « de façon souvent obsessionnelle, lors du travail préparatoire puis à chaque phase de la fabrication, au cœur d’un immense chantier de textes et de dessins ». Ce sont tous ces documents qui sont compilés et méticuleusement commentés dans le splendide ouvrage qui accompagne les quatre DVD.
Ils permettent de mieux comprendre le projet de l’artiste qui a toujours été de traquer la réalité que dissimulent les apparences, « à VOIR au-delà du visible ». Dans La Lumière des étoiles mortes, sans doute son film le plus abouti et le plus autobiographique, un soldat allemand (qui n’a rien de belliqueux et qui mourra probablement à Stalingrad) logé dans la maison réquisitionnée des Matton, rassure le jeune Charles qui a peur du noir. L’enfant a peur que les choses se modifient lorsqu’on éteint la lumière. Karl lui dit alors qu’elles s’arrangent toujours pour avoir un air semblable lorsqu’on rallume et ajoute « si les choses nous trompent, c’est toujours de la même manière ».
C’est donc en s’attachant aux choses les plus banales, à la réalité la plus concrète de l’objet que Charles Matton tente de saisir quelque chose au-delà des apparences. L’Italien des roses, son premier long-métrage, s’inspire d’un fait divers : un jeune homme (Richard Bohringer) menace de se suicider en sautant d’un toit. La foule s’amasse en-dessous de l’immeuble en manifestant pour le désespéré une certaine compassion. Mais, peu à peu, face à ses hésitations, se montre de plus en plus hostile et le presse de sauter… Sur la base de ce synopsis assez simple, Matton réalise une œuvre curieuse, presque « cubiste » dans la mesure où il essaie de restituer l’environnement de « l’italien des roses » par une série de flash-backs le mettant en scène ou pas.
Dès ce premier film, le cinéaste tente de saisir le Réel à la fois dans ce qu’il a de plus banal, à l’image de ces beaux plans sur des amants endormis et de plus surprenant, à savoir le fait d’envisager qu’il continue d’exister en notre absence. Si l’on assiste à quelques moments de la vie de « l’italien des roses » avant qu’il grimpe sur son toit (des moments intimes avec sa compagne Lola – Isabelle Mercanton- où Matton manifeste son goût pour les drapés, un concours de chanson auquel il participe, une virée dans un bar…), le cinéaste filme en parallèle des actions qui n’existent que par la proximité géographique avec l’événement (un couple de voisins avec le mari qui regarde la télévision en trouvant que l’acteur lui ressemble) ou de manière plus lointaine (une noce dont les participants échoueront en bas de l’immeuble). A cela s’ajoute un nombre important d’inserts sur des objets, des fruits, des toiles, de petits gestes anodins (porter une cigarette à sa bouche) qui composent un tableau à la fois extrêmement précis de ce que pourrait être la réalité mais qui reste pourtant « flou », comme si le « visible » ne coïncidait pas de manière parfaite avec le « réel ».
Comme la foule amassée au bas de l’immeuble, le spectateur essaie de retrouver un sens au geste que va peut-être accomplir le désespéré. Charles Matton émet quelques hypothèses en jouant sur des oppositions : l’individu contre la foule, l’artiste contre la vulgarité du show-biz (voir la séquence du concours de chanson). A posteriori, on peut voir dans ce film le malaise d’un artiste attaché à une forme traditionnelle de la peinture (la figuration, comme l’italien cherche à déployer son art dans le cadre de la chanson) et qui se heurte à la vulgarité et au snobisme bourgeois. Mais le cinéaste n’assène rien et si les divers fragments de son film au montage très élaboré laissent de nombreuses questions en suspens, il aura néanmoins réussi à composer un tableau assez saisissant de ce que pourrait être la « réalité » d’un homme (incarné par un Richard Bohringer impressionnant, littéralement possédé par son rôle).
Quatre ans plus tard, tandis que la vague du cinéma pornographique a déferlé sur les écrans, Charles Matton se voit proposer de tourner un film érotique : Spermula. Si le cinéaste se montre réticent, il relève néanmoins le défi car il se voit allouer un budget conséquent. En revanche, il demande à ce que son film soit intitulé L’Amour n’est qu’un fleuve en Russie, ce que le distributeur refuse. Du coup, le titre rebutera ceux qui avait aimé L’Italien des roses et les spectateurs espérant voir un film pornographique seront également déçus !
Spermula est une œuvre étrange, onirique où une confrérie de « femmes vampires », disparue depuis 40 ans, refait surface sur terre. Ces créatures ont pour mission d’éradiquer l’amour de la planète en vidant les mâles de leur semence.
Là encore, Charles Matton joue sur une opposition classique entre le sexe et l’amour (celui qui unit un peintre idéaliste et sa jolie promise) et nous propose un film assez déroutant, où une voix-off durassienne commente l’action et brise la narration (en interrompant les dialogues entre les personnages) et où le cinéaste joue sur la magnificence des décors et objets baroques, surréalistes ou rococos. Le casting est pour le moins hétéroclite puisque Udo Kier (sorti des relectures warholiennes des mythes de Frankenstein et Dracula réalisées par Paul Morrissey) croise Ginette Leclerc (la respectable héroïne du Corbeau) et la belle Dayle Haddon sans parler du nain Pieral (vêtu en Ménine de Velasquez) ou de la volcanique Myriam Mézières.
Si le film n’est pas le moins du monde « porno » (ni même vraiment érotique), il reste marqué par son époque de libération sexuelle et certaines images crues n’auraient pas pu exister sans cette vague pornographique (l’éphèbe qui parvient à s’auto-sucer !). Il est également une satire assez piquante du pouvoir, à la fois économique (l’affreux bourgeois qui se conduit comme un porc avec sa femme) mais d’une manière plus générale, contre toute forme de domination. Doit-on y voir encore la lutte de Matton pour un art figuratif contre la prédominance de l’art conceptuel ? Peut-être et même si Spermula paraît parfois un peu brinquebalant, c’est une œuvre atypique et intrigante.
Beaucoup plus classique, La Lumière des étoiles mortes est peut-être le plus beau film du cinéaste. Il y raconte un épisode de son enfance : réfugié avec sa mère dans une vaste demeure à Saint-Honoré-les-Bains, le petit Charles voit un beau jour revenir son père (Jean-François Balmer) qui a parcouru des centaines de kilomètres à pied au moment de l’exode pour retrouver sa famille. Un peu plus tard, les allemands réquisitionnent la demeure et s’y installent. Il faut désormais, pour les Matton, cohabiter avec l’ennemi même si Charles sympathise avec Karl, un soldat épris de littérature et qui n’est là que parce qu’il n’a pas eu le choix…
Outre le caractère extrêmement autobiographique du film (renforcé par le fait qu’il est interprété par Léonard Matton, le propre fils du réalisateur), La Lumière des étoiles mortes (quel beau titre !) est une sorte de traité poétique de l’art de Charles Matton. En effet, en tentant de restituer le passé, il interroge une fois de plus notre rapport au visible. Comment filmer quelque chose qu’on a vécu alors qu’on n’habite désormais plus cet espace-temps ? Comment en restituer la sensation la plus juste ? Dans une très belle scène, Karl et Charles se regardent dans un miroir. Karl explique au jeune homme son attrait pour ces reflets : l’espace du miroir est identique au nôtre mais c’est un monde qu’on ne reconnaît pas car tout y est à l’envers. C’est pour cette raison que l’auteur affectionne énormément le motif du miroir (aussi bien dans Spermula que dans Rembrandt), pour cette fenêtre qui s’ouvre sur un univers où l’on est à la fois présent et absent (« nous assistions à notre absence » dit la voix-off).
Karl le résume d’une fort belle manière lorsqu’il explique au petit Charles pourquoi il aime tant ces visions : « ça te donne l’illusion que rien ne peut mourir…dans ce monde hors de toi où il n’y a pas de temps ». Cette « lumière des étoiles mortes », c’est donc celle d’un passé qui s’est éteint il y a fort longtemps mais qui persiste pourtant à éclairer le présent de l’artiste.
Le film est un concentré de ces sensations de l’enfance qui marquent à jamais une existence : une jeune fille juive qui donne des cours de dessin à Charles, une demeure en flammes, un passeur (Richard Bohringer) qui se fera exécuter par les allemands et un beau portrait d’une mère « un peu médium » et d’un père cherchant à abolir le hasard pour pouvoir jouer au casino.
Au début de Rembrandt, on voit le vieux peintre pestant contre ceux qui « croient ce qu’ils voient » et qui ajoute « moi ça fait soixante ans que j’écarquille les yeux pour y voir mieux, et plus ça va et moins je suis sûr de ce que je vois ». Le film s’inscrit donc de plain-pied dans l’œuvre de Charles Matton. Pourtant, quelque chose ne prend pas. Les Inrockuptibles avaient qualifié le film de « croûte » à sa sortie. C’est complètement idiot car il y a derrière un véritable regard d’auteur. Néanmoins, il est vrai aussi que Charles Matton a dû mal à s’extirper des écueils liés aux biographies de peintre : opposition classique entre l’artiste incompris et la société de son temps, reconstitution un brin ripolinée de l’époque, succession de saynètes où l’on aura le plaisir de retrouver la trop rare Johanna ter Steege et Romane Bohringer dans les rôles des épouses successives du peintre… Tout cela est soigné, bien joué (Brandauer fait un Rembrandt convaincant) mais il manque quelque chose pour secouer un ensemble un brin académique et compassé.
Peut-être me faudra-t-il le revoir au regard de l’œuvre entière de Charles Matton, comme nous incite à le penser le beau documentaire que lui a consacré Sylvie Matton (Charles Matton, visiblement que l’on trouvera en bonus de La Lumière des étoiles mortes) et le livre qui accompagne ces films.
Car l’œuvre de Matton semble receler de nombreuses choses au-delà de ses apparences. Comme nous incite à le penser, pour conclure, une image de L’Italien des roses. Il s’agit d’une toile qui représente un visage de femme. Mais lorsqu’on s’approche du tableau, on découvre que ce visage est composé, à la manière des toiles d’Arcimboldo, d’un enchevêtrement de nus féminins. Toute la filmographie de Charles Matton pourrait être résumée par cette manière très concrète d’aborder le « visible », de s’en approcher au plus près pour mieux le faire éclater et en traduire la complexité…