La Dame de Shanghai (1948) de et avec Orson Welles et Rita Hayworth (Editions Carlotta films) Sortie le 14 novembre 2018

© Carlotta Films

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On se souvient que dans Mr Arkadin, Orson Welles nous racontait la fable de la grenouille et du scorpion. Si celui-ci ne pouvait s’empêcher de piquer le batracien en sachant pertinemment que son acte allait pourtant lui coûter la vie, c’est parce qu’il lui était rigoureusement impossible d’échapper à sa nature profonde. Dans La Dame de Shanghai, Welles nous propose une autre fable du même style : celle d’un gang de requins devenu fou et s’entretuant à la vue du sang de l’un d’eux. Ce « gang de requins », il est composé ici d’une femme (forcément fatale puisque c’est Rita Hayworth), son mari Bannister, un célèbre avocat, et son associé George Grisby. Jeune marin, Michael O’Hara (Welles) se fait engager sur le yacht de ces trois individus parce qu’il a succombé aux charmes d’Elsa…

D’emblée le film est placé sous le signe d’une destinée malheureuse puisque la voix off d’Orson Welles nous apprend qu’il a été la dupe de ces « requins », qu’il s’est précipité lui-même dans la gueule du loup. Le récit déroulera par la suite le fil classique d’une sombre machination de film noir (nous n’en dirons pas plus pour nos lecteurs qui auraient la chance de n’avoir jamais vu le film). Pourtant, même si le film s’inscrit dans le genre avec ce que cela suppose de ficelles (la femme fatale en premier lieu, le mari jaloux, le jeune homme naïf, les retournements de situation…), La Dame de Shanghai parvient à transcender constamment ces conventions. Ce n’est sans doute pas le film le plus virtuose de Welles et l’on ne retrouvera là ni l’expressionnisme flamboyant de Citizen Kane, ni les mouvements de caméra impressionnants de La Soif du mal. Mais le cinéaste parvient pourtant à installer constamment une atmosphère trouble, presque irréelle à l’image de la fameuse séquence de l’aquarium où Michael et Elsa se retrouvent. L’image de ces amants bavardant et s’embrassant devant diverses créatures aquatiques plus ou moins visqueuses distille un sentiment étrange, comme si le spectateur naviguait entre le rêve et la réalité. Ce sentiment est accentué lors du plus fameux passage du film, la célèbre scène à la fête foraine où Welles dévale un toboggan dans une obscurité qui rend le plan à la fois abstrait et symbolique (comment mieux figurer la chute de cet homme ?) avant de se retrouver dans une galerie des glaces pour un dernier règlement de compte. La mise en scène atteint alors des sommets inégalés (ce n’est pas pour rien que la scène fut souvent imitée ou citée, parfois de manière assez géniale comme dans Meurtre mystérieux à Manhattan de Woody Allen), démultipliant l’image des protagonistes à l’infini et faisant éclater la vérité en mille éclats.

Cette image du miroir qui se brise constitue la métaphore parfaite de l’œuvre : celle d’un leurre permanent qui finira par broyer Michael. Je ne reviendrai pas sur les affres sentimentales de Welles alors en plein divorce d’avec Rita Hayworth mais La Dame de Shanghai, sans être un « règlement de compte », exsude un certain désenchantement et l’idée que l’image cinématographique même est une tromperie, un leurre. Aucun doute n’est permis puisque Michael a conscience, dès le départ, que les dés sont pipés et qu’on l’entraine dans un piège. Pourtant, la séduction est plus forte, l’attrait de l’image (ces sublimes gros plans sur le visage parfait de Rita Hayworth) aussi puissant que la lueur de l’ampoule électrique pour la phalène. Welles aborde alors une nouvelle fois la question de la nature humaine et des passions qui l’agitent. Finalement, comme Kane détruisant son empire ou Othello courant à sa perte en raison de sa jalousie maladive, Michael est un homme qui s’autodétruit en succombant aux sirènes de la passion.

Entre un certain désenchantement et la rêverie éthérée, La Dame de Shanghai représente en quelque sorte une quintessence du cinéma wellesien : au-delà de sa virtuosité esthétique, une auscultation au plus profond de ce qui fait la nature humaine…

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