© Les Films du Losange

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En découvrant L’Avenir de Mia Hansen-Love la semaine dernière, je n’ai jamais pu ôter de ma tête une expression que je n’affectionne pourtant guère lorsqu’il s’agit d’appréhender un film : « cinéma bourgeois ». Je ne doute à aucun moment de la sincérité de la cinéaste qui livre ici un nouveau jalon de son roman familial ni même d’un certain talent « impressionniste ». Pourtant, tout sonne faux dans cette œuvre étriquée et désincarnée.

Je me suis alors demandé si cette indifférence au récit était liée à la représentation d’un milieu ne me concernant absolument pas (la haute bourgeoisie intellectuelle parisienne) et j’ai songé au cinéma de Rohmer. Pourquoi le cinéma de l’auteur de Ma nuit chez Maud me touche tant alors qu’il met souvent en scène des personnages assez proches de ceux de Mia Hansen-Love (grande bourgeoisie, intellectuels…) ? Outre les qualités d’écriture qui ne sont pas comparables, il me semble surtout que les personnages de Rohmer ne visent jamais à représenter autre chose qu’eux-mêmes. Et paradoxalement, c’est par cette extrême attention aux individus jamais considérés comme des « types » que le cinéaste parvient à une certaine universalité. Au-delà des catégories socio-économiques, rien n’empêche de se reconnaître et d’être ému par la solitude de l’héroïne du Rayon vert ou la jalousie du personnage principal de La Femme de l’aviateur.

Notre époque affectionne particulièrement la mise en scène du « moi », le témoignage individuel. Ce particularisme a moins valeur d’universalisme que d’exemplarité. Il s’agit moins de traduire quelque chose de la complexité de la nature humaine et toute la gamme de nuances qui la compose que de généraliser à partir d’un cas précis. Dans L’Avenir, le personnage qu’incarne Isabelle Huppert ne touche aucunement car il est réduit à ce « devoir d’exemplarité ». Il doit prouver que dans la solitude la plus totale, la Femme (avec un grand F) peut retrouver sa force et sa liberté. Une scène traduit parfaitement ce sentiment. Isabelle Huppert vient de perdre sa mère et son mari l’a quittée. Elle effectue un trajet en bus, les larmes aux yeux et, par la fenêtre, aperçoit son époux au bras de sa nouvelle compagne. L’actrice passe alors des larmes à un fou-rire incontrôlé. Ce passage traduit à mon sens la teneur d’un film qui procède par juxtaposition artificielle des émotions (les larmes puis le rire). Il ne s’agit pas de dessiner le portrait d’un personnage mais de montrer qu’une femme (généralisation) peut être fragile en raison d’une solitude abrupte mais également forte en acquérant sa liberté.

Cette façon de « typer » fait que tout sonne faux et que les personnages qui gravitent autour de cette femme n’existent que par ce qu’ils représentent : la lâcheté masculine pour le mari, la crédulité pour les lycéens grévistes (regardés avec une condescendance incroyable et présentés comme des crétins manipulables à l’envi), la naïveté des néo-hippies partis faire du fromage au vert (avec, là encore, ce regard de petit-prof qui admire le côté baba-cool de la communauté mais qui fronce les sourcils quand elle découvre Zizek et Unabomber dans la bibliothèque…). On ne voit dès lors plus que ce regard « petit-bourgeois » étriqué. Il y avait pourtant des choses assez inédites dans ce film, comme la question du partage des objets et des livres en cas de rupture. Ces moments sont assez peu montrés dans les films et une bibliothèque, même lorsqu’elle est commune, reste quelque chose de très personnel. Mia Hansen-Love aurait pu saisir quelque chose de ce déchirement très intime lorsqu’arrive ce moment. Dans L’Avenir, il ne reste que des petites considérations de comptables : monsieur n’a pas retrouvé son Schopenhauer et madame s’est fait chiper ses Levinas. Des considérations petites-bourgeoises et rien de plus…

© Pyramide Distribution

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Un autre film récent très décevant confond également personnage et type, universalisme et particularisme « représentatif » : Amin de Philippe Faucon. Contrairement à L’Avenir, cette volonté de représenter est ici d’ordre sociologique. Si Faucon part de l’individu (ce que traduit son goût pour les titres en forme de prénom : Sabine, Muriel fait le désespoir de ses parents, Fatima), c’est uniquement le type qu’il représente qui l’intéresse. Prenons l’exemple le plus caricatural : celui du vieux travailleur immigré qui vit dans le même foyer qu’Amin. Il n’aura le droit qu’à deux scènes qui ne le feront pas exister en tant que personnage mais en tant que « victime ». D’abord victime de l’injustice sociale (sa fille qui s’occupe des papiers de sa retraite et qui réalise qu’elle sera misérable) et du monde du travail. Dans ce cas, Faucon a recours aux pires clichés d’un certain cinéma hollywoodien (si, si, vous savez, le flic âgé à deux doigts de la retraite qui se fait systématiquement tuer parce qu’il accepte une dernière mission) : l’homme accepte une dernière mission en intérim et tombe du toit ! Tout le film fonctionne sur ce « typage » représentatif avec d’un côté les personnages qui n’existent qu’en tant que « victimes » (Amin, en tant qu’immigré, sa compagne blanche incarnée par Emmanuelle Devos en tant que femme…) et « bourreaux » (l’ex-mari d’Emmanuel Devos en tant qu’homme). Entendons-nous bien : il est bien évident qu’il est tout à fait légitime qu’un film puisse montrer un ex-mari jaloux, manipulateur, prêt aux pires vilénies (il tente de monter sa fille contre sa mère…) tandis que son ex-femme aurait toutes les qualités (elle est libre, fait fi des différences de couleurs de peau et de classe en couchant avec Amin, indifférente au qu’en-dira-t-on…). Ce qui gêne là, c’est que ces cas individuels aient valeur d’exemples et qu’ils n’existent qu’en tant que symboles. Le passage le plus symptomatique est le deuxième « séjour » en Afrique que Faucon filme en dépit de toute cohérence de point de vue (le premier était justifié car Amin s’y rendait) mais juste pour montrer la situation de la femme d’Amin et son oppression par son frère. Toute cette séquence n’a que pour objectif de produire du discours sur un certain patriarcat qui perdure là-bas. Encore une fois, que ce discours soit juste n’est pas la question, c’est la manière de l’amener qui sonne faux. Tout comme sonne totalement faux le personnage incarné par Emmanuelle Devos car il n’existe que par le contraste angélique qu’il apporte à la vie d’Amin et vice-versa (ce n’est qu’un petit détail d’apparence insignifiante mais le fait qu’Amin pratique un cunnilingus montre de manière ostentatoire que cet homme digne et valeureux prend également en compte le plaisir des femmes). Qu’on renverse les clichés liés aux travailleurs immigrés (non pas vus comme de futures « racailles » - ce terme horrible- ou terroristes en devenir), c’est évidemment très bien et c’est en ce sens que l’humanisme de Faucon est précieux. Mais qu’il en fasse moins un personnage qu’un symbole (de tous les opprimés), c’est beaucoup plus gênant car cet exemplarité (le film est dénué de toute aspérité) n’est pas l’universalité que l’on recherche dans une œuvre d’art.

Même si Fatima était un film plus réussi (car plus attaché à des individus), une scène m’avait beaucoup agacé : il s’agit de celle où Fatima croise une mère d’élève au supermarché, visiblement mal à l’aise et désireuse d’écourter la conversation. La scène est ratée parce que, là encore, Faucon veut produire du discours et pointer un certain « racisme ordinaire ». La mère d’élève est immédiatement jugée tandis que Fatima devient une « victime ». Or qui d’entre nous n’a pas déjà souhaité abréger une conversation avec un collègue un peu pénible, une vague connaissance à qui on n’a pas grand-chose à dire ? Pourquoi serait-ce automatiquement la couleur de peau ou le voile qui gênerait cette femme ? Là encore, c’est le souci « d’exemplarité » qui gêne.

© Nord-Ouest Films

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Une scène d’Amanda de Mikhaël Hers pourrait avoir la même fonction mais, par son traitement, fait figure d’antidote. David (Vincent Lacoste) a perdu sa sœur dans un attentat qui a frappé Paris. Il rencontre par hasard une vieille amie qui lui demande de leurs nouvelles à tous les deux. David est tétanisé et ne peut rien dire. La fille poursuit son monologue et lui propose qu’ils passent tous les deux la voir un de ces jours, sans attendre les réponses du jeune homme. Le spectateur a alors envie de trouver cette fille superficielle, un peu égoïste… Pourtant, Hers ne la juge jamais et lui offre même un beau moment lorsque David la rappelle, se précipite vers elle, lui parle (le spectateur ne l’entend pas car la scène est filmée dans la profondeur de champ, dans le flux du mouvement parisien) et qu’ils finissent tous les deux par se prendre dans les bras le temps d’une accolade réconfortante. Par ce simple petit geste, Hers invente une figure véritablement humaine, avec ses petites bassesses (mais qui est véritablement capable de dire  ce que ressent une personne rencontrée par hasard après lui avoir posé la question rituelle « comment ça va » ?) mais aussi sa grandeur. Cette simple silhouette qui passe trente secondes dans le film n’a pas de vocation à produire du discours mais parvient cependant à saisir quelque chose d’universel : le caractère indicible des grandes douleurs, la vie qui suit son cours malgré tout avec son babillage artificiel et ses gestes de réconfort…

Une autre scène pourrait symboliser l’art délicat de Hers : celle où Lacoste rencontre une journaliste pour parler de son expérience puis se rétracte et s’en va. Là encore, le cinéaste ne porte pas de jugement sur cette journaliste (plutôt compréhensive et pleine de tact). Mais il montre ce qu’il veut fuir : l’effusion doloriste, le rôle circonscrit de « victime », l’exemplarité du cas individuel…

Certains ont reproché au film son caractère aseptisé, dénué d’aspérité. Dans Libération, on lui reproche même une volonté de « généraliser » alors qu’au contraire, le cinéaste reste au plus près de réactions individuelles et pas forcément « partageables » (David a choisi de ne pas voir de psy alors qu’un de ses amis en voit un, par exemple). Mais en partant du plus individuel, Hers parvient à toucher quelque chose d’universel. Il ne s’agit pas d’un constat sociologique sur les traumatismes post-attentats mais d’une évocation pointilliste sur le travail du deuil après une disparition soudaine (comme dans Ce sentiment de l’été), sur la douleur de la séparation, sur la reconstruction et l’espoir malgré tout, à l’image de la partie de tennis finale (je ne pensais pas un jour pouvoir être autant ému par ce sport qui m’indiffère totalement). Le cinéaste ne mâche pas le travail du spectateur en assignant ses personnages à une fonction précise (comme dans Amin ou L’Avenir) et c’est dans dans les interstices de son film qu’il faut imaginer la douleur, la colère, les découragements… En revanche, il filme très bien des petites choses de rien qui touchent par leur universalité : le chamboulement de voir débarquer une petite fille dans la vie du jeune homme, la déchirure de la confier à une tante alors qu’elle voudrait passer la nuit chez lui…

La mise en scène dans Amanda ne cherche jamais à emprisonner les personnages dans des schémas que l’on voudrait plus « vraisemblables » (alors qu’ils sonnent tellement faux dans Amin et L’Avenir) et c’est en ce sens qu’elle est plus juste. Parce que Hers parvient à saisir, sans discours ou idéologie, un élan vital qui subsiste malgré tout au cœur d’une humanité blessée et parce que ses personnages ne sont ni exemplaires, ni représentatifs mais universels…

NB : Ce texte est déjà suffisamment long mais aux côtés d’Amanda, j’aurais pu louer les deux magnifiques films de Guillaume Brac sortis cette année qui partent également de « l’infiniment petit » pour toucher quelque chose d’universel et accueillir dans un univers familier et quotidien toute la violence du monde (les réfugiés dans L’Île au trésor, le terrorisme également dans Contes de juillet). 

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