L’Enfant secret (1979) de Philippe Garrel avec Anne Wiazemsky, Henri de Maublanc, Ari Boulogne (Editions Re : Voir) Sortie en DVD/BR depuis le 29 novembre 2018

© Re:Voir Films

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Pour tous les amateurs de Philippe Garrel, la sortie en DVD/BR de L’Enfant secret en copie restaurée est un événement. D’une part, parce que ce film était devenu (quasiment) invisible, comme à peu près toutes les œuvres de Garrel antérieures à Liberté la nuit (et c’est pour cette raison qu’il faut saluer les éditions Re :Voir qui ont fait un gros travail pour la redécouverte de ces premiers films du cinéaste) ; d’autre part parce qu’il s’agit véritablement d’une œuvre charnière dans la filmographie du cinéaste.

Dans les années 70, Philippe Garrel redécouvre le cinéma muet et s’aventure sur les chemins de l’art pour l’art, allant jusqu’à tourner Le Bleu des origines avec une caméra à manivelle. Aussi passionnante soit cette trajectoire (c’est peu dire que je rêve de découvrir Le Berceau de cristal, Un ange passe ou Voyage au jardin des morts), Garrel sent que son système est au bord de l’asphyxie. Sans se renier le moins du monde et en restant fidèle à son éternel romantisme de poète maudit, il inaugure avec L’Enfant secret une veine autobiographique qui reste encore de mise aujourd’hui même si, là encore, la forme a évolué au gré des années.

Dans un article passionnant rédigé dans le cadre d’une monographie publiée au moment d’une grande rétrospective à Bobigny en 2013, Thierry Jousse analysait la place de la parole dans le cinéma de Philippe Garrel. Il distinguait deux grandes périodes dans l’œuvre du cinéaste. D’abord, une période placée sous le signe de la « vision » et du présent immédiat, où la parole se raréfie au profit du témoignage d’un mal-être au monde. Jousse évoque à son propos une certaine tradition Johannique « au sens où l'apôtre Jean, figure mystique, incarne une parole visionnaire. ». A partir de L’Enfant secret, Garrel revient à la parole et à une volonté de raconter les années qu’il vient de vivre. Le critique qualifie ce moment de « période paulinienne » durant laquelle le cinéaste devient « l'homme du sens, le scribe qui doit écrire le récit... ». Si la dimension autobiographique a toujours été une composante essentielle de l’œuvre de Garrel, elle s’articule à partir de L’Enfant secret dans un « récit » ou, tout au moins, dans des fragments que l’on peut déchiffrer comme autant de pages arrachées au journal intime du poète.  

Le film s’ouvre d’ailleurs par un prologue muet absolument somptueux où, en dépit d’un total dénuement, Garrel parvient à donner une puissance vertigineuse à son poème visuel. On y voit une jeune femme sous les draps et un jeune garçon à son chevet. Ils descendent un escalier et se réchauffent devant la cheminée. La sublime musique de Faton Cahen s’élève et une autre femme se présente à la porte : Anne Wiazemsky. Quelque chose de l’ordre du passage de relais se joue dans ce prologue. Cette évocation muette pourrait être un film tourné par Garrel autrefois ou un extrait du film tourné par Jean-Baptiste (Henri de Maublanc, « modèle » pour Bresson dans Le Diable probablement), l’alter-ego du cinéaste dans L’Enfant secret. L’autobiographie se vit alors au présent, dans une sorte d’épiphanie visionnaire chère à Garrel (qui a toujours voué un culte à la prise unique). C’est d’autant plus troublant que le jeune homme est joué par Ari Boulogne, le véritable « enfant secret » (le fils « illégitime » de Delon – qui n’a jamais voulu le reconnaître- et Nico) dont le film va retracer l’histoire. Lorsque Anne Wiazemsky arrive, le film bascule du côté de la « fiction ». Elle s’appelle Élie, a eu un enfant avec un acteur qui ne l’a pas reconnu et tombe amoureuse de Jean-Baptiste, un cinéaste vivant dans un certain dénuement (voir son pull troué).

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Il ne faut cependant pas à s’attendre dès lors à une narration très structurée ni à un récit balisé : Garrel puise dans son expérience pour en extraire des bribes, des instants volés au passé… Si les connaisseurs du cinéaste retrouveront les traces de sa relation tumultueuse avec Nico, le traumatisme de l’internement et des électrochocs (expérience partagée par Pierre Clémenti au moment du Lit de la vierge) et les ravages de la drogue sur sa compagne ; il n’est pas nécessaire d’être un « spécialiste » du réalisateur pour être bouleversé par son film. Car ce qui frappe dans L’Enfant secret, c’est la puissance du geste artistique et cette manière unique qu’a Garrel d’inscrire dans un pur présent des éléments de son passé. Comme si ce geste lui permettait d’échapper au royaume des ombres et le maintenir relié par un fil au monde et au présent. Avec ce film, on sent que le cinéaste cherche à s’extirper de son passé en le faisant revivre ici et maintenant. La narration des micros-événements des tumultes de ce couple à la dérive est constamment brisée par des plages plus contemplatives où la musique (d’une beauté assez sidérante) accompagne des plans sur des visages ou des gestes les plus banals que le spectateur semble découvrir pour la première fois. Même dans ses films actuels pourtant plus « classiques », il demeure une dimension « primitive » chez Garrel qui donne à ses plans une puissance incandescente. Difficile de décrire avec des mots la force émotionnelle qui nous étreint à la simple vue d’un couple qui s’enlace, qui s’embrasse ou qui échange des regards. Peut-être parce que Garrel parvient à maintenir un équilibre précieux entre la douleur de l’expérience individuelle et des sentiments ténus saisis au présent acquérant immédiatement une dimension universelle et bouleversante.

Comme tous les films de Garrel, L’Enfant secret est un film fragile : le geste d’un poète qui se met à nu sur grand écran en nous offrant une œuvre à fleur de peau et indélébile…

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