Créatures célestes
Les Funérailles des roses (1969) de Toshio Matsumoto. (Editions Carlotta Films) Sortie au cinéma le 20 février 2019
A la fin des années 60 à Tokyo, Eddie, jeune drag-queen, est la favorite de Gonda, propriétaire du bar Genet où elle travaille. Cette relation provoque la jalousie de Gonda, Leda, drag-queen plus âgée et matrone du bar.
C’est ainsi que le dossier de presse résume Les Funérailles des roses, premier long-métrage d’un cinéaste s’étant jusqu’alors distingué pour ses films courts et expérimentaux. Il va sans dire que ces quelques lignes, même si elles correspondent à la trame de l’œuvre, n’en traduisent absolument pas l’esprit et la forme.
Après une scène d’ouverture cueillant les amants au lit par une série de gros plans stylisés (à la manière de Resnais dans Hiroshima mon amour) baignant dans la blancheur immaculée d’une photo solarisée ; Matsumoto interrompt son récit en nous proposant une interview d’un travesti anonyme qui explique depuis quand et pourquoi il est devenu une « drag-queen ». D’emblée, le réalisateur a recours à la distanciation et souligne que sa relecture « queer » du mythe d’Œdipe n’est qu’un prétexte pour saisir quelque chose d’une certaine jeunesse tokyoïte à la fin des années 60.
Et force est de constater que le film est d’abord un beau document sur cette jeunesse entre révolte (les scènes de « théâtre de rue » qui ressemblent à du « happening » et évoquent la répression d’une population bâillonnée) et contre-culture : les night-clubs, la drogue, le sexe et la « fluidification » des genres. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que Les Funérailles des roses est le plus original par rapport aux films de la nouvelle vague japonaise puisqu’il nous plonge dans le milieu très méconnu des homosexuels de cette époque. Ce qui frappe alors, c’est l’extrême bouillonnement de cet univers underground où Genet croise Mekas, Schroeter (la théâtralité exacerbée de certaines scènes) et Warhol.
Matsumoto fait éclater la narration en saynètes autonomes, à la fois burlesques lorsque on assiste à un duel avec pistolets à bouchon et incrustations de phylactères au cœur de l’image, ou tragiques. Si le trio amoureux constitue une espèce de fil directeur, il est sans arrêt brisé par des expériences de mise en scène : film dans le film, interviews, scènes en accéléré à la manière de ce que fera Kubrick dans Orange mécanique, intertitres comme chez Godard, intégration de saynètes théâtrales…
Au bout du compte, Les Funérailles des roses est un film composite dont le cœur secret est, bien évidemment, la relation d’Eddie à ses parents. Inutile d’en dévoiler plus pour préserver la surprise mais elle apparaît ici sous forme de réminiscences particulièrement fortes voire traumatisantes.
S’il fallait faire une petite réserve, on pourrait dire que Matsumoto a le « tort » de passer après Oshima (Le Journal d’un voleur de Shinjuku), Yoshida, Suzuki ou encore Wakamatsu et que les procédés qu’il met en œuvre ont parfois un petit goût de « déjà-vu ». De plus, si ses expérimentations sont passionnantes, le caractère hybride et constamment distancié de la mise en scène a parfois tendance à étouffer un peu l’émotion. On admire le geste et l’exécution de celui-ci mais on peine, à de rares exceptions près, à être touché par la destinée de ces personnages.
Que ces quelques bémols ne vous effarouchent pas : le film est vraiment passionnant et inventif. Il mérite le détour tout en sachant que sa forme fragmentaire peut déconcerter…