Hommage à Henri Veyrier
Le Sexe à l’écran (1978) de Gérard Lenne (Henri Veyrier, 1983)
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de toucher quelques mots d’Henri Veyrier, éditeur de l’essai de Gérard Lenne. La sortie récente de L’Avant-dernier livre de Jean-Christophe Pichon (aux éditions l’œil du sphinx) va nous en fournir l’occasion. En effet, à travers la trajectoire d’Henri Veyrier qui exerça a peu près tous les métiers de la « chaîne du livre » (soldeur, distributeur, diffuseur, libraire et éditeur), Pichon nous propose une réflexion sur le devenir de « l’objet livre » et dresse un panorama du monde de l’édition au 20ème siècle, revenant sur les parcours des grands noms qui le marquèrent (Gallimard, Denoël, Nadeau, Losfeld, Pauvert et les autres…). Si l’ensemble est intéressant pour le néophyte, les connaisseurs trouveront peut-être le tableau un poil trop succinct. En revanche, l’ouvrage est vraiment passionnant lorsqu’il se concentre sur la figure d’Henri Veyrier qui répond ici aux questions de son interlocuteur et évoque avec affabilité sa vie dédiée aux livres.
Avant d’être éditeur, Veyrier fut d’abord un libraire attaché à donner une « seconde vie » aux livres en les revendant d’occasion. A l’heure actuelle, c’est toujours sa profession et sa passion qu’il exerce dans sa magnifique et impressionnante librairie (de l’avenue) à Saint-Ouen. Après avoir fait des affaires en achetant des « beaux livres » à l’éditeur américain Citadel qui se sont très bien vendus, notamment ceux sur le cinéma (domaine assez pauvre dans le monde de l’édition française à l'époque) ; Veyrier décide de se lancer dans l’édition, en faisant d’abord traduire ces livres américains puis en initiant lui-même des projets. Sa collection de livres sur le cinéma reste aujourd’hui une référence pour les cinéphiles (plus de 80 titres publiés) et regroupe des essais sur des réalisateurs (d’Hitchcock à De Broca en passant par Tanner, Leone, Allen, Eastwood, Chaplin ou Tex Avery), des acteurs (de Marilyn à Jane Birkin en passant par Greta Garbo, Mae West, Gabin et Jouvet), des genres (le film noir, le western, le fantastique, la comédie musicale) ou encore des approches thématiques (Le Masochisme au cinéma de Jean Streff, par exemple). Toujours richement illustrés, ces livres étaient longs et coûteux à réaliser. C’est ce qui incita Veyrier à lancer sur le marché une collection de romans de gare érotico-policiers qui m’est chère : le Bébé noir qui deviendra, après ses démêlés avec la censure, les mythiques éditions de la Brigandine (où s’illustrera encore Jean Streff sous le pseudonyme de Gilles Derais). Mais Veyrier éditeur développera aussi bien des collections littéraires (romans et essais) que d’autres consacrées à des guides pratiques, des ouvrages ésotériques et même de la bande dessinée (avec les rééditions des Pieds nickelés et des aventures de Bicot).
Le Sexe à l’écran est l’un des titres phares de la collection cinéma. Il sort dans un premier temps en 1978, juste après l’explosion de l’année 1975 où le cinéma pornographique envahit les salles des grands boulevards et après la dure répression que le genre subira avec l’infâme loi X qui le condamne désormais au ghetto des salles spécialisées et à la plus morne des routines. Le succès du livre sera tel que Lenne proposera une version augmentée pour la réédition de son essai en 1981 et écrira une suite à la fin des années 80 qui reviendra sur une décennie passée.
Découvrir cet ouvrage en 2019, c’est d’abord subir un véritable paradoxe temporel. On a dû mal, à l’heure où toutes les pratiques sexuelles sont disponibles en quelques clics, à mesurer l’onde de choc que produisirent la « libération sexuelle » des années 60 et la représentation de plus en plus explicite de l’acte sexuel à l’écran. En 1978, nous sommes seulement trois ans après la loi X mais également à peine une dizaine d’années après l’enterrement officieux du sinistre « code Hays ». En même pas 15 ans, nous sommes passés d’un puritanisme exacerbé à la libération des corps et à la représentation la plus crue d’une sexualité débridée.
Gérard Lenne nous offre une somme qui cherche à mesurer cette évolution et à en saisir tous les enjeux, aussi bien historiques, sociaux, politiques qu’esthétiques. Après avoir fait un sort à la traditionnelle et oiseuse différence entre « l’érotisme » et la « pornographie », il passe d’abord en revue les différentes manières dont le cinéma a représenté le sexe, notamment dans ce qu’il a de prétendument « naturel » (l’érotisme champêtre et bucolique venu de Suède à partir des années 50, par exemple) et toutes ses formes de « perversions », qu’il s’agisse du sadomasochisme, des différents fétichismes, de l’homosexualité voire des pratiques les plus controversées (pédophilie, zoophilie, nécrophilie…). Dans la réflexion menée par Gérard Lenne, on reconnaît le goût pour la transgression née de Mai 68 et une volonté d’exalter tout ce qui contredit l’ordre moral bourgeois, y compris dans le domaine de la sexualité. Il ne s’agit pas (ce qui a pu être fait dans ces année-là par certains intellectuels et artistes) de louer les transgressions les plus extrêmes mais de réfléchir à ce qu’elles disent des interdits d’une société, de ses tabous. C’est ce que l’auteur s’applique à faire dans une deuxième partie où il s’intéresse à la dimension « sacré » du sexe et l’évolution vers une démystification de ce domaine. Lenne nous offre à la fois un panorama historique où l’on retrouvera aussi bien les transgressions surréalistes de Buñuel (le couple qui défie la société bourgeoise en copulant pendant une réception huppée dans L’Âge d’or) que les différentes étapes de la mise en place du fameux « code Hays » aux Etats-Unis. La réflexion s’articule alors autour de deux approches primordiales : d’un côté, les questions de censure que l’auteur envisage sous tous ses aspects, y compris la manière dont les cinéastes ont su biaiser avec elle pour évoquer la question du sexe sur grand écran ; de l’autre, une analyse assez poussée de la façon de traiter cette question par le prisme du genre, qu’il s’agisse du rire, du mélodrame (notamment les films abordant la question de la prostitution pour mettre en garde les spectateurs) ou du fantastique. Lenne s’oppose aussi à l’idéalisme d’un Ado Kyrou exaltant « l’amour fou » (théorisé par Breton) comme la plus grande transgression de l’ordre social bourgeois. Or dans les années 70, cette vision romantique de l’Amour (avec un grand A) laisse place à un questionnement plus général sur le couple, la fin de l’exclusivité sexuelle, la jalousie et la place laissée au plaisir féminin (entre autres). C’est sur cette dimension plus « sociologique » que s’achève l’ouvrage puisque Lenne estime que « l’érotisme adoucit les mœurs » en revenant d’abord sur la dimension « prophylactique » d’un cinéma envisageant d’une manière préventive (et hypocrite) de présenter les questions de sexualité à l’écran (les inénarrables « hygienes pictures » teutons de la fin des années 60) jusqu’aux innombrables questions soulevées par la libération des mœurs après 68.
Très complet, l’ouvrage est passionnant même si certaines thèses peuvent paraître aujourd’hui un peu datées, à l’heure où le cinéma strictement pornographique a disparu (la vidéo télévisuelle puis Internet ayant pris le relai) et où le cinéma « normal » n’hésite plus à intégrer des actes « non simulés » au cœur de ses récits (de Romance de Catherine Breillat jusqu’à L’Inconnu du lac de Guiraudie en passant par les films de Lars von Trier ou Gaspar Noé).
Le dernier chapitre écrit en 1981 est d’ailleurs très lucide puisque Lenne pointe déjà la mort du porno confiné dans son ghetto (la vidéo apportera le coup de grâce quelques années plus tard en offrant néanmoins au genre une renaissance plus « domestique ») et le reflux des idéaux liant révolution sexuelle et révolution politique. Déjà il avait pointé la différence fondamentale entre une liberté absolue, qui ne peut s’envisager qu’en corrélation avec une véritable liberté politique, et le « libéralisme » économique qui s’est immédiatement emparé de la question « sexuelle » pour la monnayer et la dévoyer.
Pour Gérard Lenne, il s’agissait à l’époque d’imaginer une véritable libération des mœurs, hors des schémas mortifères de la société bourgeoise et de l’économie de marché.
Force est de constater que l’on n’a toujours pas réussi à dépasser cette aporie…