Le libertinage libertaire
José Benazeraf : la caméra irréductible (2002) de Herbert P. Mathese (Clayrac, 2007)
Lorsque j’ai chroniqué autrefois quelques romans d’Alexandre Mathis, j’ai délibérément choisi d’en parler ici dans la mesure où ces ouvrages me semblaient tisser de nombreux liens avec le cinéma. Inversement, cet ouvrage spécifiquement consacré au cinéaste José Benazeraf pourrait faire l’objet d’un recensement sur un blog « littéraire » tant l’objet ne ressemble à rien de ce qui se fait en matière de monographie ou d’entretien au long cours.
Un petit flash-back s’impose : en 1972, Paul-Hervé Mathis (le véritable patronyme de l’auteur) s’improvise attaché de presse pour Benazeraf et lui consacre déjà un livre d’entretiens, richement illustré, chez Eric Losfeld (José Benazeraf : anthologie permanente de l’érotisme au cinéma).
Trente ans plus tard, il retrouve le mythique réalisateur de Joe Caligula et Le Désirable et le sublime pour une série de sept entretiens qui constitueront l’armature de cet étonnant ouvrage. On notera d’ailleurs que le premier de ces entretiens a été réalisé en présence du trop méconnu Jean-Pierre Deloux, spécialiste du roman noir et du cinéma populaire, qui a également composé la quatrième de couverture du livre.
Définir José Benazeraf : la caméra irréductible comme un livre d’entretiens ne rend absolument pas compte de la teneur singulière du projet. Certes, Mathese interroge le metteur en scène sur l’ensemble de ses films et revient sur sa carrière de manière chronologique : de ses premiers pas dans le monde du cinéma en tant que producteur (notamment d’Yves Allégret et Edmond T. Gréville) jusqu’à sa spécialisation dans le cinéma pornographique en passant par ses débuts derrière la caméra et ses nombreux démêlés avec la censure. Benazeraf se montre fidèle à sa réputation de personnage haut en couleur : grande gueule irascible, Don Juan obsédé par la gent féminine, irréductible révolté vouant aux gémonies ses pairs et les censeurs de tout poil, libertin libertaire fidèle à une certaine idée du cinéma… Il n’y a sans doute plus que Mocky pour rivaliser sur ce terrain de la gouaille frondeuse et insoumise !
Mais déjà dans l’entretien, le lecteur sent que l’auteur veut l’emmener ailleurs, au-delà du simple passage en revue de sa filmographie. La conversation est souvent empreinte d’une certaine nostalgie et c’est parfois Mathese qui prend la parole pour évoquer avec beaucoup de brio les salles désormais disparues de ces cinémas des quartiers populaires, qu’il s’agisse du mythique Midi-Minuit ou du Neptuna. Si Benazeraf aurait aimé sortir de cette image d’« Antonioni de Pigalle » ou de « Pascal des boulevards » (selon Michel Cournot), Mathese parvient à faire revivre avec lui l’ambiance de cette époque et la singularité de ce cinéma. Certains passages, lorsque les deux comparses reviennent sur l’affaire Langlois (qui a largement soutenu Benazeraf, programmant notamment à la Cinémathèque Joe Caligula en dépit d’une interdiction totale) ou l’atmosphère de l’époque chez les cinéphiles (les salles pleines à craquer), on devine déjà se dessiner le roman LSD 1967.
L’entretien est par ailleurs constellé de notes de bas de page d’une précision maniaque (sur les salles et comédiens évoqués), d’encadrés, de coupures de presse qui donnent à l’ensemble une inestimable valeur « documentaire ».
L’entretien est également encadré par un prélude et un essai en guise de conclusion où Mathese évoque magnifiquement son rapport à Benazeraf et, de manière plus générale, à l’érotisme et à la pornographie. S’il se montre très sévère pour la période X de Don José, particulièrement pour ses vidéos bâclées sorties sous des titres tous plus déprimants les uns que les autres (Du foutre plein le cul, La Madone des pipes…), il ne le fait pas pour des raisons moralisatrices (les pires de toutes ! Comme le dit Jean-Pierre Bouyxou, en quoi un film où l’on baise serait plus négligeable qu’un film où l’on flingue, nage le crawl ou discute métaphysique ?) mais pour des raisons esthétiques. L’auteur se laisse aller à une magnifique rêverie autour des ombres et la lumière (s’opposant aux éclairages de cabinet de dentiste du cinéma porno), du regard (celui du spectateur, du cinéaste et des personnages), de la gestuelle… Il ne s’agit en aucun cas de tomber dans le stéréotype qui veut que l’érotisme nait forcément de la suggestion mais de s’inscrire dans une lignée contre-culturelle, underground où l’érotisme s’accorde avant tout avec la libération de l’individu, la toute-puissance du fantasme et de l’imagination. Et c’est cette toute-puissance que les premiers films de Benazeraf ont si bien célébrée.
Pour terminer, Mathese nous offre une copieuse filmographie de Benazeraf. Mais là encore, rien de commun avec ce que l’on peut lire ailleurs. On y retrouve à la fois l’inclination de l’auteur pour les détails les plus pointus : les salles ayant projeté les films (avec les horaires, le prix des places et les stations de métro pour s’y rendre !), des coupures de presse ou publicitaires, des extraits d’interview. Grâce au livre, nous savons par exemple que Mocky a nommé Benazeraf le personnage du dentiste joué par Dominique Noguez dans Alliance cherche doigt ou que l’on peut entendre cette réplique dans un obscur téléfilm (National 7) signé Jean-Pierre Sinapi: «Non, pas celle-là ! C’est Le Désirable et le sublime de Benazeraf, du cul militant ».
Par ailleurs, l’auteur nous propose des « critiques » des œuvres qu’il a vues. Mais plutôt que de « critique », il faudrait parler de méditations poétiques, admirablement écrites, autour des films, à mi-chemin entre l’analyse et la rêverie introspective, incantations à un cinéma d’une autre époque, d’un autre monde. Mathese peut se contenter d’un petit paragraphe ou nous offrir un pavé célinien autour d’un film improbable (L’Amant de Lady Winter). Mais chaque « fiche » consacrée aux films recèle toujours en son sein une curiosité ou un trésor.
L’ouvrage, par ailleurs splendidement illustré, est à la fois une mine d’informations, de documents tout en étant une véritable œuvre littéraire. Et c’est assez fabuleux…