Les quatre frères
Les Branches de l’arbre (1990) de Satyajit Ray avec Soumitra Chatterjee, Ajit Bannerjee. (Editions Montparnasse Films) Sortie en DVD le 6 février 2019
Avant-dernier film du grand Satyajit Ray, Les Branches de l’arbre est quasiment un huis-clos à l’exception d’une scène de réception où le patriarche Amanda Mujumdar, bienfaiteur d’une petite ville du Bengale, fait une crise cardiaque et d’une séquence de pique-nique située à la fin du film.
Après l’accident d’Amanda qui vit seul dans sa grande demeure en compagnie d’un père sénile et d’un fils lourdement handicapé après un accident, ses trois autres fils vivant à Calcutta viennent passer un peu de temps à son chevet.
Les Branches de l’arbre sera alors une chronique familiale douce-amère puisque ces retrouvailles forcées vont donner lieu à quelques révélations et aux dévoilements de certaines aigreurs et blessures. Pour le père aimé par toute la ville, c’est d’abord une grande joie d’avoir tous ses enfants autour de lui, d’autant plus qu’il estime qu’ils ont tous réussi. Mais très vite, les masques vont tomber et il va réaliser que sa descendance ne partage pas forcément ses valeurs…
Trente ans avant ce film, Ray montrait déjà la fin d’un monde dans Le Salon de musique. En 1990, sa description minutieuse et épurée de la cellule familiale indienne évoque parfois les grands films d’Ozu où les parents affrontent l’égoïsme de leurs enfants prisonniers du consumérisme et de la modernité. Comme chez le grand cinéaste japonais, on constatera que les belles-filles sont quasiment les plus attentionnées à l’égard du convalescent que ses propres fils.
Ancien directeur d’une mine de mica, Amanda représente une certaine tradition d’hommes d’affaires philanthropes et honnêtes, davantage préoccupé par les bienfaits qu’il peut prodiguer à sa ville (il a fondé l’hôpital, l’école du coin) que par le strict profit. Son fils cadet est peut-être le seul à suivre son exemple, lui qui a « dérogé » en abandonnant un emploi lucratif mais malhonnête au profit d’une carrière théâtrale qu’il a dû mal à assumer devant sa famille (il est réduit au statut de saltimbanque).
En revanche, les deux autres fils représentent parfaitement ce qu’est devenu un monde où ne priment que le fric et le consumérisme. L’ainé assume parfaitement le fait de magouiller pour ne pas payer d’impôts et de profiter de l’argent sale. Même si le film est d’une grande douceur apparente, il est parcouru par une intense violence larvée qui est à la fois celle de l’égoïsme forcené de ces enfants qui ne souhaitent pas perdre trop de temps chez leur père (les affaires avant tout !), qui évitent de voir leur grand-père gâteux (qui affiche pourtant un grand sourire quand il comprend que tous ses petits-enfants sont revenus) et qui ont honte de leur frère handicapé.
Ce dernier, Proshanto, a d’ailleurs le rôle de « l’idiot » au sens dostoïevskien du terme. Il est le révélateur des turpitudes de ses frères et son « innocence » qui le rend inapte à tout travail, demeure malgré tout la garante de valeurs en perdition : l’honnêteté, la loyauté, l’amour filial…
Même si elles sont ici un peu à l’écart, Ray parvient néanmoins à nous offrir de très beaux portraits de femmes (Cf. le magnifique Charulata). L’une d’elle s’entend très bien avec son beau-frère intègre (celui qui est devenu acteur). Le temps d’un long dialogue riche en non-dits et intense se dessine le tableau contrasté d’une société évoluant inexorablement vers une modernité mortifère et où les femmes restent cependant confinées dans leur statut d’épouses dévouées, contraintes à refouler leurs sentiments (on sent l’attirance entre elle et Protap)
Les Branches de l’arbre est un film à la fois retenu et puissamment mélancolique. On n’assistera à aucune explosion de violence, si ce n’est une crise de Proshanto (proche de l’épilepsie ; à l’instar du prince Mychkine) mais pourtant, Ray parvient à décrire précisément les violences de classe et l’effondrement d’un monde ancien sous les coups de boutoir d’un capitalisme sauvage, balayant d’un revers de main toutes les valeurs de humanisme qu’aura si bien défendues le cinéaste…