Les clochards célestes
Convoi exceptionnel (2019) de Bertrand Blier avec Gérard Depardieu, Christian Clavier, Farida Rahouadj, Alexandra Lamy, Sylvie Testud, Guy Marchand
C’est une chose déjà entendue : Convoi exceptionnel sera un échec. Tandis que la critique s’acharne sur le film avec un entrain que ne renierait pas un flic mutilant du gilet jaune à coups de LBD, les salles restent désespérément vides, donnant aux aventures de ces clochards célestes des allures de veillée funèbre. Il faut dire que Blier ne fait rien pour se défendre : son petit théâtre absurde entre Beckett et Pirandello a des airs de déjà-vu, les dialogues crépitent avec moins d’ardeur qu’autrefois et le scénario, plutôt poussif, piétine parfois pour ne pas dire souvent. Plus grave, la forme même du film se révèle assez ingrate, avec cette utilisation systématique de longues focales qui suppriment toute perspective et qui masquent dans le flou une certaine misère (on devine même Clavier se marrer en arrière-plan). Metteur en scène d’exception qui sut naguère si bien jouer avec le décor pour donner de la chair à ses récits gigognes (la banlieue déshumanisante de Buffet froid, les pavillons de Notre histoire…), Blier se contente ici d’un certain savoir-faire (son art de l’ellipse et du raccord improbable reste toujours assez étonnant) et de quelques rares très beaux plans : une femme qui s’éloigne dans la nuit à travers les rues enneigées de la ville, une chanteuse sous les feux des projecteurs, saisie par l’effroi du trou de mémoire (magnifique Farida Rahouadj).
Nous pourrions donc nous arrêter là. Ne plus voir que les défauts d’un film où le cœur n’y est plus vraiment. Regretter ces années où Patrick Dewaere pouvait nous bouleverser le temps d’un monologue magnifique en ouverture de Beau-père et se dire que Clavier n’a vraiment pas les épaules pour se livrer au même type d’exercice (voir le long plan fixe où il explique comment il est devenu clochard).
Pourtant, et malgré tout ça, une certaine foi dans le cinéaste nous pousse à défendre ce film pour ses côtés maladifs et mal troussés. Un peu comme ces vieux habits qu’on ne se résout pas à jeter parce qu’on est bien dedans même s’ils ont fait leur temps.
Reprenons les choses depuis le début : Convoi exceptionnel débute, comme tous les films de Blier ou presque, par la rencontre tonitruante de deux personnages. D’un côté Taupin (Gérard Depardieu), clochard paumé poussant un caddie aussi vide que son existence. De l’autre, Foster (Clavier), un étrange individu en pardessus possédant les feuilles d’un mystérieux scénario dont tous deux ignorent les tenants et aboutissants et dont ils sont les acteurs involontaires.
A partir de cet argument, Blier déploie son petit théâtre de l’absurde qui évoque, toutes proportions gardées, Buffet froid ; notamment lorsque les deux compères sont chargés d’aller tuer un parfait inconnu. Si le rythme est un peu poussif (on a un peu de peine à voir Depardieu et Clavier tenter d’échapper à un quidam en courant péniblement), la langue reste séduisante et les situations, articulées par des ellipses surprenantes, s’avèrent plaisantes à suivre. Le cinéaste s’amuse d’une permanente mise en abyme pirandellienne (deux personnages en quête d’auteur) et déploie une métaphysique beckettienne avec ces nouveaux Vladimir et Estragon qui s’interrogent sur le sens de l’existence, la finalité de ce scénario absurde et sans la moindre logique. Y-a-t-il un auteur derrière tout ça ?
Paradoxalement, c’est en s’appuyant sur le point le plus faible de son film (un scénario qui n’en est pas un et un récit qui n’arrive pas à s’incarner dans une forme) que Blier parvient à le rendre touchant. On sent constamment qu’il navigue à vue mais qu’il y a toujours du plaisir à diriger les acteurs, à inventer des situations insolites, à fuir le naturalisme…
A l’arrière d’une voiture, Taupin dévoile sa solitude en confiant qu’il entend les cris des enfants qu’il n’a jamais eus. Peut-être est-ce à travers ce passage qu’il faut se saisir de la clé du film et comprendre que les deux compères sont, comme tous les personnages de Blier, de grands enfants immatures qui n’ont jamais su devenir « pères ». Il y a chez le cinéaste ce côté « sale gosse » qui s’amuse en permanence à faire de mauvaises blagues, à provoquer par un langage cru et faussement misogyne ses contemporains. Tout cela pour conjurer l’ombre de la mort qui plane de plus en plus ostensiblement sur son cinéma. On se souvient du « cancer » personnifié par Dupontel dans Le Bruit des glaçons (sans doute son plus beau film de sa dernière période) ou encore des deux vieillards immatures et turbulents qu’incarnaient Noiret et Bouquet dans Les Côtelettes et qui prenaient littéralement la Mort (jouée par la respectable Catherine Hiegel) par derrière.
Ce côté « funèbre » est sans doute l’aspect le plus intéressant de Convoi exceptionnel. Il se dessine merveilleusement sur les traits vieillis d’un Depardieu qui a accompagné pendant plus de quatre décennies l’évolution du cinéma de Blier. L’acteur est toujours aussi génial et Blier parvient à démontrer qu’il sait être hilarant en se contentant de décrire une recette de cuisine. Mais il y a aussi cette scène toute simple où Taupin et Foster sont fascinés par les lumières de la vitrine d’une boulangerie qui ouvre. Cette fascination est comparable à celle d’un spectateur qui entre dans une salle de cinéma et qui attend que les lumières s’éteignent. Si plane sans arrêt sur Convoi exceptionnel l’angoisse du mot « fin » (c’est peut-être pour cette raison que Blier s’est passé du « début »), il reste cet amour indéfectible du cinéma qu’exprime la merveilleuse apparition de Guy Marchand, réalisateur qui n’a tourné que des bides mais qui persiste à croire dans l’éternité du cinéma (contrairement à la vie, on ne meurt jamais au cinéma). Alors peut-être que Blier n’a tourné ce film que pour le plaisir et la fascination de montrer Farida Rahouadj (sa compagne à la ville) en guêpière sous les projecteurs rouges d’un club ouaté du monde d’avant mais qui dira que cette raison n’en vaut pas mille autres ?
L’auteur des Valseuses est sans doute un peu essoufflé, sa foulée n’a plus l’élégance et la virtuosité d’antan (revoir de toute urgence Trop belle pour toi) mais il n’a pas non plus complètement perdu son endurance. Gageons qu’il saura trouver de nouvelles ressources pour nous étonner encore…