La parole est aux gilets jaunes
J’veux du soleil (2019) de Gilles Perret et François Ruffin
Le principal mérite de Gilles Perret et François Ruffin, c’est d’être parvenu à extraire le temps d’un film la parole des gilets jaunes de la cacophonie médiatique. Ironiquement, J’veux du soleil débute par des images télévisuelles (manifestations durement réprimées) et par un montage rapide et effrayant des propos ignobles de la classe politique et des chiens de garde médiatiques (les éditorialistes cire-parquets Barbier, Apathie ou Calvi) à l’égard du mouvement (antisémitisme, racisme, complotisme, etc.). Le risque était alors de confiner ces gilets jaunes dans la nasse du discours partisan et militant. A la manière de Michael Moore, Ruffin se met en scène en témoin goguenard et taquin, jamais avare de la petite remarque narquoise et ironique à l’égard du pouvoir. Même si sa personnalité peut parfois agacer, il faut lui reconnaître aussi un vrai charisme et une volonté de partir à l’écoute des gens sur les ronds-points (le film ne s’intéressera pas aux phénomènes urbains du mouvement). Alors que sa présence dans le cadre aurait pu être trop envahissante, orientant de manière trop visible la parole qu’il est venu recueillir, Ruffin parvient à s’effacer et à rester à l’écoute d’une parole précieuse. Le cinéphile aurait sans doute préféré la discrétion d’un Depardon (rêvons d’un « Profils Gilets jaunes ») ou une plongée « non-interventionniste » à la Wiseman dans cet univers des ronds-points mais force est de reconnaître que Perret et Ruffin ont eu le mérite d’agir dans l’urgence et d’aller au contact des gens. Ruffin l’explique d’ailleurs : il a voulu aller vérifier sur le terrain si l’image des gilets jaunes était conforme à celle que les médias et une bonne frange des « gens de gauche » (malheureusement !) voulurent faire passer, à savoir un rassemblement de « fachos ».
D’emblée, ce qui frappe dans le film, c’est l’extrême dignité de ces gens. L’un des (nombreux) mérites du mouvement gilet jaune, c’est d’avoir réinventé des solidarités, d’avoir permis à des gens qui ne se parlaient pas de renouer le dialogue et d’oser évoquer leurs situations. Cette extrême misère, ces galères quotidiennes que personne n’osait avouer, par honte, elles ont pu s’exprimer sur les ronds-points et ce sont ces mots que recueille J’veux du soleil. Alors que certains imbéciles viennent vous expliquer doctement que la France est le pays qui redistribue le plus les richesses (quand bien même, est-ce une raison pour accepter le mouvement de destruction massif de ces acquis sociaux ?), Ruffin donne la parole à des individus qui n’ont pas mangé depuis trois jours ou qui subsistent uniquement en participant gratuitement à des lotos qui leur permettent de gagner des cartes Auchan ! Difficile de ne pas être ému en découvrant ces témoignages, de ce retraité qui doit vivre avec 750 euros par mois sans jamais se considérer comme une « victime » à cette jeune femme qui raconte comment elle a perdu de nombreux amis pour avoir rejoint le mouvement « gilet jaune ».
Le mérite du film est de n’être jamais misérabiliste : au contraire, c’est une vraie joie de vivre qui se lit sur ces visages, un plaisir d’être ensemble et de se retrouver (l’un des intervenants parle du plaisir enfantin de reconstruire des cabanes), de se dire que tout n’est pas écrit et que chacun peut être maître de son destin et résister (voir, là encore, l’homme qui confie son intérêt nouveau pour la politique – hors du clientélisme électoraliste- et avoue se renseigner, lire la constitution…).
Une auxiliaire de vie raconte une histoire douloureuse, la détresse d’une vieille femme profondément seule dont elle devait s’occuper et qu’elle retrouva un jour en train d’escalader son balcon pour « aller faire une promenade ». C’est une réunion administrative qui la fera abandonner ce métier, lorsqu’on lui rétorquera que si « le dossier ne lui convient pas, on peut le transmettre à quelqu’un d’autre ». J’veux du soleil, c’est un peu ça : l’idée que les femmes et les hommes ne sont pas des « dossiers » et qu’ils ont droit à une existence digne, à une certaine beauté (la révolte des ronds-points, c’est le réinvestissement de tout ce qu’il y a de plus hideux –béton, centres commerciaux, friches industrielles- en France).
Le « road movie » de Ruffin et Perret est intéressant dans la mesure où il aussi assez représentatif de ce qu’est le mouvement gilet jaune, du moins pour un simple témoin comme moi : beaucoup de femmes, de retraités et même des handicapés. Tous les laissés-pour-compte de la « start-up nation » !
Une autre belle idée qui parcourt le film, c’est celle de la réinvention possible d’un monde (le « soleil » que la jeune femme voit derrière la brèche fracassante de ce jaune fluo), celle que préconisait Gébé dans L’An 01, bande dessinée adaptée au cinéma par Jacques Doillon et dont on voit quelques savoureux extraits dans J’veux du soleil.
On se souvient du « slogan » de cette œuvre : « on arrête tout. On réfléchit et ce n’est pas triste ». Malgré la grande détresse qui ressort de tous ces témoignages, le film de Ruffin et Perret n’a rien de triste. Il est porté par une énergie galvanisante et un espoir fou. Et comme un gilet jaune, ça réfléchit (à tous les sens du terme !), tous les espoirs restent permis…