Anthropologie de la pin-up
Pin-Up au temps du pré-code (1930-1934) de Mélanie Boissoneau (Editions Lettmotif, 2019)
C’est la découverte d’un spectacle de burlesque qui a provoqué chez Mélanie Boissonneau un déclic et l’a poussée à s’intéresser à la figure féminine de la « pin-up ». Chez ces artistes de cabaret, l’auteur découvre un nouveau rapport au corps et à la féminité. Contrairement à une certaine tendance puritaine du féminisme conspuant toute exhibition du corps féminin envisagée comme une réification, le burlesque prône un rapport construit au dévoilement du corps, au désir et à la sexualité. La femme n’est plus alors un simple objet de convoitise mais s’affirme comme individu libre de son corps et de ce qu’elle veut bien montrer. Dans la mesure où ces filles se définissent elles-mêmes comme des « pin-up », l’essayiste a eu l’idée de se pencher sur cette figure qui traverse l’histoire du cinéma et a cherché à analyser son rôle au cours de cette période devenue mythique aujourd’hui du « pré-code ». Rappelons rapidement que le fameux « Code Hays » appliqué plus sévèrement à Hollywood à partir de 1934 n’est pas un organisme d’Etat omniscient ayant censuré les œuvres trop audacieuses mais un code d’autorégulation institué par une industrie cinématographique alors éclaboussée par quelques scandales retentissants et sous les feux de la colère des sinistres ligues de vertu.
L’un des angles les plus stimulants de l’ouvrage (à l’origine, une thèse de doctorat) est sans doute sa manière de remettre en question l’image qu’on peut avoir de la « pin-up ». Par définition, cette créature dessinée ou photographiée, dont l’image n’a pas d’autre fonction que d’être épinglée dans les cabines des chauffeurs routiers ou dans les chambrées de trouffions, possède toutes les apparences de la « femme objet ». Or Mélanie Boissonneau montre très bien comment ces « pin-up », par leur fausse naïveté, leurs attitudes laissant une large place à « l’inadvertance » (on dévoile un peu de chair sans le vouloir), peuvent être également le symbole d’une féminité « construite », échappant par l’affirmation d’une sexualité assumée à l’emprise du regard masculin.
Après quelques rappels historiques et sociologiques revenant à la fois sur l’évolution graphique de la pin-up et sur les oppositions et tensions au sein des groupes féministes quant à l’appréhension des diverses formes de représentation de la sexualité et du corps féminin, l’essayiste circonscrit son sujet à la période du « pré-code » qui demeure dans l’imaginaire collectif une époque de grande liberté pour le cinéma américain. Or Mélanie Boissonneau montre bien que cette vision idéalisée ne correspond pas forcément à la réalité et que ce qu’on présente parfois comme une période de plus grande liberté, notamment pour les femmes, est à nuancer. Pour cela, elle analyse avec un certain brio quatre exemples qu’elle regroupe par deux. Dans un premier temps, à travers les exemples de Betty Boop et de Jean Harlow, elle souligne de quelle manière l’industrie s’est servie de ces « pin-up » pour les confiner dans leur rôle de « femme objet » et même si le « pré-code » semble avoir permis une représentation plus souple de thèmes sulfureux (Betty Boop se verra affublée d’une jupe plus longue après 1934), il n’en demeure pas moins que ce ne fut pas forcément à l’avantage de ces personnages (fictif ou de chair et d’os) féminins. Inversement, à travers l’exemple de Jane dans la saga Tarzan et de la grande Mae West, Mélanie Boissonneau analyse la manière dont ces personnages féminins parviennent à s’émanciper de la domination masculine tout en adoptant les codes de la séduction et en ne renonçant pas à la mise en valeur de leur corps et de leur sexualité. Dans ces deux cas, l’application du code provoquera un vrai coup de frein et un regrettable retour en arrière, à l’image de Jane qui deviendra une simple femme au foyer, mère de famille et soumise à son mari.
Mélanie Boissonneau nous propose un travail à la fois pointu et accessible, remarquablement documenté et toujours stimulant même si le lecteur que je suis (sans doute parce que je suis un « mâle privilégié » !) n’est pas toujours d’accord avec ses thèses. Il ne s’agit, bien entendu, pas de remettre en question les qualités de l’essai (je le répète, elles sont nombreuses) mais une fois de plus de poser quelques questions pour ouvrir le débat.
Certaines analyses de Pin-Up au temps du pré-code (1930-1934) me semblent parfois souffrir d’une grille idéologique un peu trop préconçue pour correspondre à la réalité des œuvres analysées. Pour le dire d’une autre manière, les œillères féministes de l’ouvrage affaiblissent parfois certaines réflexions qui auraient mérité plus de nuances. Ces réserves ne concernent d’ailleurs pas l’ensemble du livre, l’auteur n’ayant pas (loin de là) un regard borné sur le cinéma (ce n’est pas un article de Slate !) et n’oubliant pas non plus qu’un art nécessite surtout une approche esthétique.
Quels seraient alors les points de désaccords. Primo, mais ça ne sera pas l’objet de cette note car ça nous conduirait très loin, cette manière très actuelle de réduire certaines situations à coup de formules (« société patriarcale », « domination masculine ») récitées comme des mantras ne tenant absolument pas compte d’un certain contexte économique et social. Il ne s’agit en aucun cas de nier cette domination exercée sur les femmes mais peut-être faudrait-il l’interroger sous un autre angle que celui du « genre » (en gros, est-ce qu’une femme de la cour de Louis XV était plus « opprimée » en tant que femme que le paysan qui travaillait pour elle ?).
Autre point de désaccord, cette manière de rendre forcément « coupable » tout regard masculin se portant sur un sujet féminin qu’il « objectiverait » forcément selon les lois de son désir. D’une part, c’est oublier que, homme ou femme, nous sommes tous à la fois sujet et objet (de désir, de curiosité, de dégoût…), que les femmes peuvent aussi jouir d’hommes devenus purs objets (les crises de larmes qui accueillirent la mort de Valentino mais aussi la construction « érotique » de certains acteurs comme Delon –jeune- ou Brando dans Un tramway nommé désir…) ; de l’autre, que le cinéma nous offre la distance du fantasme et de l’imaginaire et que jouir du spectacle d’une « femme objet » ne signifie en aucun cas que les artistes ou les spectateurs les considèrent comme telle en réalité.
Si la vision « féministe » des œuvres n’est pas en soi condamnable, elle court toujours le risque de n’envisager la complexité de l’objet étudié que sous cet angle. Par exemple, à propos d’un film de Jean Harlow, Mélanie Boissonneau regrette un final qui semble punir l’héroïne et permettre ainsi un retour à la morale. Outre que l’auteur confond parfois « ordre moral » et « ordre patriarcal » (comme si les sinistres bigotes de toutes les ligues de vertus ne participaient pas du même ordre), elle oublie qu’Hollywood cultiva en son sein l’art de la contrebande, c’est-à-dire que le message réconciliateur final n’obère qu’en apparence la charge subversive de certains récits. Jean-Patrick Manchette l’exprime merveilleusement à propos du mélodrame Now Voyager : « S’il est vrai que les grands mélos sont tristement basé sur le renoncement (…), ils sont encore plus basés sur la transgression. Hollywood a passé le plus clair de son temps à vendre aux pauvres des images de crime et de débauche. Et quand Hollywood vendait aux pauvres les images de renoncement final, celles-ci ne valaient que par la grandeur du rêve à quoi il fallait finalement renoncer. Hollywood fourguait aux gens leur propre deuil d’eux-mêmes. C’est assez dégueulasse, comme procédé. Mais ça obligeait Hollywood à dire toujours mieux, d’une manière de plus en plus passionnante, à quoi les pauvres devaient renoncer. »
De la même manière, ce regard féministe tend parfois à confondre la représentation des personnages avec le regard de l’auteur. En ce sens, la petite partie de l’essai qu’elle consacre au cinéma fantastique et ses mythologies me paraît être la plus contestable. D’abord parce que ce genre, qui a ausculté le royaume de l’inconscient, de l’imaginaire, des pulsions, du fantasme s’accommode mal avec le cadre rigide de la pensée d’un Bourdieu (c’est comme tenter d’expliquer Sade et Dostoïevski par Freud !). Ensuite parce que si les femmes sont effectivement souvent des « victimes » (de King-Kong, de Zaroff, de Dracula), en aucun cas ces films épousent le regard du bourreau. Dans ces cas-là, nous nous situons vraiment au-delà du rapport homme/femme mais davantage dans les zones troubles qui séparent l’humain des pulsions les plus bestiales. Certes, la victime est peut-être choisie en fonction de sa « faiblesse » présumée (voir la petite fille dans le premier Frankenstein) mais en aucun cas elles consolident un « ordre patriarcal ». Elles suscitent, au contraire, une empathie de la part du spectateur qui souhaite la destruction du monstre (même si une part de fascination rentre bien évidemment en jeu).
Confondre les actes d’un personnage et le regard de l’auteur amène l’auteur à faire parfois des contresens. Ainsi, analyser la dichotomie entre l’image et le son chez Godard comme une manière de « couper la parole » aux femmes me paraît à la fois réducteur et totalement faux. Je me contenterai d’un exemple, celui d’A bout de souffle. En apparence, Michel Poiccard est un fanfaron qui n’arrête pas de donner des leçons. Mais toutes ses paroles sont sans arrêt contredites par les images. Le premier exemple qui me vient à l’esprit est ce moment, au début du film, où il se lance dans de nombreuses imprécations contre les automobilistes qui n’avancent pas, déclamant des généralités qui s’interrompent soudainement lorsqu’il découvre qu’ « ah oui ! merde, des travaux… ». Tout le film est construit sur cette dialectique : la fragile, en apparence, Jean Seberg est celle qui va inverser une célèbre scène de 40 tueurs de Fuller en faisant de Belmondo l’objet de son regard et de son « objectif ». De la même manière, la scène finale la voit (en contre-plongée) se réapproprier le geste de Michel (cette façon de se passer le pouce sur les lèvres qu’il piquait lui-même à Bogart) et à endosser, en quelque sorte, ses habits. Les rapports de l’image et de la parole ne sauraient, chez Godard, se réduire à une pseudo misogynie.
Encore une fois, ces réserves ne concernent que certains passages d’un ouvrage copieux (près de 500 pages) et riche. Mélanie Boissonneau ne le cache pas en conclusion (qui mériterait aussi mille commentaires : est-ce que l’émancipation féminine doit passer par la réappropriation de codes patriarcaux détestables ? En gros, l’émancipation féminine consiste-t-elle à donner plus de rôles de flics à des femmes, comme dans toutes les séries télé ou à enfin nous débarrasser de ces fictions flicailleuses ?) : elle a voulu également faire œuvre de militante. Son point de vue est passionnant, bien creusé et argumenté mais se heurte de temps à temps à ce côté univoque de ce regard militant…