Portrait d'un cinéaste en colère
Spike Lee : un cinéaste controversé (2019) de Régis Dubois (Editions Lettmotif, 2019)
A part un ouvrage de Karim Madani qui s’apparente davantage, selon Régis Dubois, à « une sorte de balade littéraire et culturelle à travers l’œuvre du cinéaste et omet plusieurs films », Spike Lee : un cinéaste controversé est la première réelle monographie consacrée au réalisateur à sortir en France.
La trajectoire de Spike Lee est assez particulière et singulière. Pionnier du cinéma afro-américain, il devient dès son premier film, le délicieux Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, une figure de proue du cinéma indépendant new-yorkais, quelques années après Jim Jarmusch et un peu avant Steven Soderbergh. Avec des titres comme Do the Right Thing ou Malcom X, le cinéaste conjugue un propos engagé (pour la reconnaissance du droit des Noirs) avec une véritable ambition formelle. Puis c’est l’éclipse et une certaine débandade avec des films moins vus et moins réussis. Si Inside Man relance un peu la carrière de Spike Lee, il apparaît pour les amateurs de la première heure comme un film un poil impersonnel et davantage formaté pour le grand public. Mais ce n’est rien avant ce qui l’attend : une série d’échecs dont la plupart ne seront pas visibles en France (qui a vu Miracle at St Anna ou Red Hook Summer ?). Il faudra attendre 2018 et la sortie de BlacKkKlansman pour redorer son blason et lui redonner une place sur le devant de la scène.
L’approche de Régis Dubois est très classique : un passage en revue chronologique et linéaire de la vie de Spike Lee (son enfance, sa jeunesse, sa formation) et de ses films. L’auteur s’attarde aussi sur des détails qui peuvent parfois sembler anecdotiques mais qui permettent de colorer le portrait et de le rendre vivant. Il faut dire que le cinéaste n’a jamais renâclé lorsqu’il s’est agi de ruer dans les brancards ou de créer la polémique. Régis Dubois revient sur les nombreuses controverses qui ont émaillé son parcours : accusation d’antisémitisme au moment de Mo’ Better Blues, de racisme « anti-blancs » et d’appel à l’émeute au moment de Do the Right Thing, polémiques avec les vedettes du jour, de Whoopi Goldberg à Quentin Tarantino en passant par Clint Eastwood ou encore démêlés avec certaines féministes ou militants noirs lui reprochant, notamment au moment de BlacKkKlansman, de s’être assagi, de faire désormais l’apologie de la police et de gommer la vraie nature des conflits sociaux.
S’il fallait faire un petit reproche à l’ensemble, on pourrait dire que les films auraient mérité parfois une analyse un peu plus approfondie, notamment au niveau stylistique et esthétique (mais est-ce que tous les films de Spike Lee supportent cet angle d’attaque ?). Péché véniel au regard de la quantité d’informations que recèle cette monographie. Par ailleurs, Régis Dubois est un spécialiste du cinéma afro-américain et les pages les plus intéressantes de son essai sont celles où il juge l’œuvre de Spike Lee à l’aune de ces autres cinéastes Noirs d’Hollywood. Si l’auteur de Jungle Fever apparaît comme un précurseur et un fer de lance de ce « nouveau cinéma noir » (après la parenthèse « blacksploitation » un peu plus « communautariste »), c’est aussi parce qu’il va inciter d’autres Noirs à se lancer, à prendre des caméras tout en lançant de nouvelles générations d’acteurs (Denzel Washington, Samuel L. Jackson…) et de techniciens. Mais peu à peu, Spike Lee est rejoint par d’autres talents qui obtiennent plus de succès que lui. Au moment de l’accession d’Obama à la Maison Blanche, on peut même dire que le cinéaste est « ringardisé » : Hollywood accorde désormais plus de places aux Noirs, dans des rôles où la couleur de peau n’est pas un élément primordial, ils sont récompensés aux cérémonies officielles… Cette sorte d’unanimisme fallacieux va vite se craqueler et c’est alors que Trump est élu président que Spike Lee revient sur le devant de la scène et que son engagement semble plus que jamais nécessaire et vital. Ce parallèle tracé entre la filmographie de Lee, avec ses hauts et ses bas, et l’évolution de la vie politique américaine est assez passionnant. Elle éclaire une filmographie qu’on est bien obligé de qualifier d’inégale (Régis Dubois n’hésite pas à souligner les faiblesses de certains titres) mais qui, sociologiquement et esthétiquement, mérite qu’on s’y attarde.
C’est désormais chose faite.