Souvenirs d’en France (1975) d’André Téchiné avec Jeanne Moreau, Marie-France Pisier, Michel Auclair, Michèle Moretti, Orane Demazis, Julien Guiomar, Claude Mann, Hélène Surgère (Éditions Carlotta Films). Sortie en salle (version restaurée) le 9 octobre 2019

© Carlotta films

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Sans doute parce que je n’ai pas été emballé par un film de Téchiné depuis au moins vingt ans (Loin demeure pour moi sa dernière grande réussite), j’avais un peu peur de revoir ce second long-métrage. Après Paulina s’en va, un premier film qui s’attaquait au langage cinématographique et jouait la carte de la distanciation brechtienne, le cinéaste revenait à la mise en scène avec une ample fresque s’attardant sur la principale question qui hantera par la suite toute son œuvre : celle du romanesque. Souvenirs d’en France est une histoire de famille (comme toujours chez Téchiné), un tableau impressionniste où l’histoire intime, celle qu’on n’écrit pas dans les livres, croise l’Histoire avec un grand H, celle que l’on conserve bien au chaud dans les manuels scolaires poussiéreux. Du Front Populaire (avec même un flash-back évoquant l’après-guerre 14-18) jusqu’aux mouvements sociaux de mai 68 et du début des années 70 en passant par la seconde guerre mondiale, la Résistance et la Libération, le film embrasse dans un large mouvement toute l’Histoire du 20ème siècle à travers les divers chapitres d’un grand roman familial.

Au cœur du récit, il y a l’entreprise familiale fondée par un immigré espagnol et un clan qui s’étoffe au fur et à mesure des années et des noces. Tandis que l’humble blanchisseuse Berthe (Jeanne Moreau) parvient à épouser Hector (Michel Auclair), le fils aîné de cette dynastie, Prosper se marie avec Régina (Marie-France Pisier), une bourgeoise snob et désœuvrée. Au cœur de la famille naissent des tensions qui, d’une certaine manière, sont les échos des fractures de la société française : lutte des classes, évolution d’un capitalisme paternaliste (le patriarche qui se vante d’offrir à ses employés les meilleurs salaires) vers un capitalisme de prédation, collaboration ou résistance (pendant la seconde guerre mondiale) …

Tandis qu’il cherchera par la suite à aller vers un romanesque beaucoup plus fiévreux et romantique (Rendez-vous, Le Lieu du crime) puis vers la psychologie (Ma saison préférée, Alice et Martin), Téchiné reste encore attaché ici à une certaine distanciation. Il fuit le naturalisme en lui substituant une sorte de théâtralité traduite par de riches compositions, des saynètes-tableaux appréhendées par d’amples travellings et une manière d’évoquer les affres de l’Histoire par le petit bout de la lorgnette. Il y a quelque chose de Fassbinder dans Souvenirs d’en France, dans cette façon qu’a le cinéaste de se focaliser sur un microcosme pour saisir quelque chose de la « rumeur du monde » dans le hors-champ et les ellipses temporelles. Pour prendre un exemple plus précis, on découvrira que Berthe aura été résistante pendant la seconde guerre mondiale mais on n’assistera jamais à ses actes héroïques. L’action est en quelque sorte reléguée dans les plis du montage tandis que les tensions qui s’exacerbent au sein de la famille deviennent l’objet du récit. Lorsqu’un oncle (Julien Guiomar), collaborateur passif pendant l’occupation, décide d’entonner Le Chant des partisans en l’honneur de Berthe (qui a été médaillée), il est vertement interrompu par le rire désabusé et courroucé de Régina.

Si le film est aussi fort, c’est qu’il évite l’académisme frelaté des reconstitutions poussiéreuses pour saisir quelque chose du mouvement de l’Histoire. Ce mouvement n’est pas linéaire mais fait de flux contradictoires qui s’incarnent dans l’histoire de cette famille. D’un côté, une sorte de permanence et d’immuabilité que voudrait à tout prix conserver le patriarche Pédret, incarnation de ce capitalisme paternaliste et familial d’antan. De l’autre, les évolutions technologiques (la mécanisation) et sociales (les luttes, les révoltes) qui mettent à mal cet équilibre que tente, tant bien que mal, de préserver Berthe à la fin du film en faisant mine d’accepter les conditions des ouvriers pour mieux affermir son pouvoir (avec l’assentiment du représentant du personnel). Ces évolutions des mœurs se voient également à travers le personnage de Régina, bourgeoise mal mariée qui traine son ennui dans cette famille où règne le plus pesant des conformismes. Il fallait tout le génie de Marie-France Pisier (qui vole littéralement la vedette à Jeanne Moreau pourtant très bien) pour donner de la grâce à cette femme qui s’esclaffe à la sortie d’un film mélodramatique qui a fait pleurer tout le monde en lançant de grands : « foutaise ! ». Elle incarne à merveille un nouvel état d’esprit en quête de nouveaux horizons, une sorte d’individualisme (pour le meilleur et pour le pire) cherchant à s’épanouir hors du terreau familial et régional (l’Amérique représentant la terre promise pour ses aspirations).

Par petites touches, Téchiné parvient à faire souffler le vent de l’Histoire et ses contradictions au cœur de la cellule familiale, tiraillée entre modernité et tradition. Il le fait de façon très fine, montrant comment le hasard peut parfois séparer les destinées et les faire se confronter. Tandis que Berthe parvient à intégrer la famille bourgeoise, sa collègue et amie Pierrette (Michèle Moretti) épouse un simple ouvrier (Pierre) qui fera valoir plus tard les revendications de ses collègues à l’ex-blanchisseuse.

Sa mise en scène est au diapason puisque qu’il choisit un cadre traditionnel (un récit relativement classique, une narration presque toujours linaire) tout en y faisant infuser les apports de la modernité : une certaine distance, un refus du naturalisme qui se traduit notamment par le parti-pris de ne pas faire vieillir (ou presque) ses personnages (alors que plus de trente ans se sont écoulés entre le début du film et la fin)… Cet équilibre lui permet d’inventer une forme de romanesque tout à fait original et de nous offrir une œuvre à la fois extrêmement maitrisée (la restauration du film rend justice à une direction artistique impeccable) mais jamais desséchée puisque, comme chez Fassbinder, c’est de la distance que nait une profonde émotion…

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