Sur ses traces (2019) de Thierry Clech (Marest éditeur, 2019) Sortie en librairie le 22 novembre 2019

Le somnambule

Je vais vous parler d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent sans doute pas connaître mais autrefois, les chaînes de télévision n’émettaient pas la nuit et lorsque s’arrêtaient les programmes, une « neige » venait envahir nos petits écrans. Alain Resnais, dans son magnifique Cœurs, a joué sur cette analogie entre la neige télévisuelle et ce sentiment de glaciation envahissant les corps et les sentiments (la neige qui finissait par tomber dans la pièce où Pierre Arditi se confiait à Sabine Azéma). C’est sur une sensation de la même espèce que débute Sur mes traces puisque le narrateur s’est endormi devant l’un de ses films préférés : Vertigo d’Hitchcock. Lorsqu’il se réveille, c’est donc à la fin du programme mais la neige est dehors, dans les rues, et il va devoir l’affronter pour partir à la recherche de Constance, la femme qu’il aime mais qui a disparu.

A partir des réminiscences de l’œuvre ô combien envoûtante et fantomatique d’Hitchcock, Thierry Clech nous invite à une errance dans une ville et à une quête qui sera aussi bien celle d’une image (réelle ou fantasmée ?) que d’une jeunesse évanouie. L’habileté de l’auteur est de toujours éviter les citations trop littérales ou les parallèles évidents avec le film. Bien sûr, Constance reste constamment une image fuyante que le narrateur croit reconnaitre à chaque coin de rue comme Scottie imaginait retrouver Madeleine en apercevant une silhouette similaire ou un manteau de la même couleur. Bien sûr, il y a une volonté, à un moment donné, de suivre un autre individu pour tenter de percer les secrets de Constance mais cette filature reste finalement assez anecdotique. Ce qui intéresse l’auteur, c’est de tisser des liens plus secrets avec le film, de laisser envahir son récit par ses réminiscences et retrouver une sorte d’état funambulesque entre la veille et le sommeil, entre le songe et la réalité. Le narrateur de Sur ses traces traverse la ville comme un somnambule et Thierry Clech retrouve l’état d’hébétude qui caractérisait Scottie/James Stewart dans Vertigo. Seul dans une foule quasiment abstraite, de visages qui peuvent soudain rappeler quelqu’un, le narrateur oscille constamment entre une perception qu’on qualifierait « d’objective » de la réalité et une vision trouble où se mêlent les souvenirs, les désirs, les fantasmes : « Mais n’est-ce pas le propre de l’existence que d’osciller entre les perceptions contraires du réel et de l’imaginaire, surtout, supposé-je, au moment de quitter la région des vivants pour celle des morts , quand s’éteint notre vie comme se dissipe une illusion dont nous n’aurons jamais trouvé la clé ? »

En filigrane se dessine une jolie méditation autour du cinéma, ce septième art qui nous aura si souvent proposé un monde plus vaste et plus accueillant que celui qui s’offre à nous. C’est par exemple, et pour revenir à Hitchcock, ce que symbolise Midge, l’amie de Scottie : « amoureuse, mais de chair et d’os, [qui] ne peut rivaliser avec Madeleine que sa perfection désincarne et détache de la crudité du réel. » L’image inaccessible sera toujours plus attractive et fascinante que la trivialité de l’amour banal et quotidien.

A travers cette quête, c’est également toute la jeunesse et l’enfance du narrateur qui lui revient en mémoire. Par de menus détails, Thierry Clech remonte les cercles du temps que symbolisait si merveilleusement le séquoia millénaire de Vertigo. Son récit se leste alors d’une mélancolie aussi profonde que prégnante car au-delà de la manière dont il se termine (nous n’en dirons évidemment rien), il souligne parfaitement comment les films qui nous ont marqués et façonnés nous ont également vu vieillir. Si les promesses offertes par le cinéma nous ont sans doute déçus, il nous aura au moins laissé de magnifiques fantômes qui n’ont pas fini de nous hanter…

Retour à l'accueil