L'aura de Tina
Waiting for Tina : à la recherché de Tina Aumont (2008-2018) de Jean Azarel (L’Autre Regard éditions, 2019)
« Tina Aumont (1946-2006) ; fille de l’acteur français Jean-Pierre Aumont et de l’actrice dominicaine Maria Montez, apparaît comme une silhouette de songe, sensuelle et grave, insaisissable et néanmoins insistante. Paupières de nuit et cils d’ombre, chevelure baudelairienne, hanches hypnotiques, rire de gorge, elle détient ce mystère d’élégance qui lui donne à la fois des allures équivoques et des manières de reine, qui lui permet aussi bien d’être une goule chez Jean Rollin (Les Deux Orphelines vampires, 1997) que Marie-Madeleine chez Rossellini (Le Messie, 1975). »
C’est ainsi que Ludovic Maubreuil fait le portrait de la regrettée Tina Aumont dans Cinématique des muses. Nulle autre que celle que Tinto Brass tenait pour l’une des « plus belles femmes du monde » n’aura autant mérité ce qualificatif de « muse » tant sa trajectoire erratique au cœur du septième art a tout d’une apparition. Pour ma part, je me souviens essentiellement de ses rôles « muets » (Home Movie de son mari Frédéric Pardo, Les Hautes Solitudes de Garrel, le Cinématon de Gérard Courant) où sa présence et sa beauté irradient l’écran sans la béquille du récit ou de l’anecdote.
Tina Aumont est, dans l’imaginaire cinéphile, une pure image, objet d’une fascination et d’un envoutement jamais flétris. Jean Azarel souligne d’ailleurs cette caractéristique en n’éludant pourtant pas ce que la vie de l’actrice put avoir de sordide : l’addiction aux drogues dures et à l’alcool, la maladie et l’autodestruction permanente, les photos érotiques pour payer la came et les minables marginaux (dealers, profiteurs en tout genre…) bourdonnant autour d’elle…En dépit de ces contingences, la belle sembla traverser l’existence comme un songe, sans que rien ni personne ne puisse l’éclabousser et ternir son aura.
Waiting for Tina n’est pas une « biographie » classique. Si Jean Azarel nous éclaire sur toutes les étapes de son existence, il ne joue pas la carte du déroulé chronologique et factuel qui reviendrait à la fois sur la vie et l’œuvre de la comédienne. Il procède comme un enquêteur. A l’entame de son récit, il se fait arrêter par des policiers pour excès de vitesse. Après avoir parlementé quelques instants et estimant son affaire mal engagée, Jean Azarel voit arriver un supérieur qui connait l’actrice et qui lui demande de lui envoyer le livre lorsqu’il sera terminé. Et de s’adresser à ses subordonnés :
« s’il n’y a pas de blessés ni de fautes graves, vous laissez filer les types qui vous parlent de Tina Aumont. »
Scène plus ou moins rêvée dont le souvenir viendra hanter les pages du récit, à la fois comme un rappel à l’ordre (finir le travail entamé) et comme signe de cette licence poétique caractérisant le livre.
Peut alors débuter une enquête qui frappe d’abord par son caractère aussi obsessionnel que méticuleux. Jean Azarel part à la rencontre de tous ceux qui ont fréquenté ou croisé Tina Aumont. Des fins de non-recevoir accueillent parfois ses requêtes mais il parvient à interroger de nombreux acteurs de cette histoire. Il ne le fait pas en « journaliste » mais bel et bien en écrivain obnubilé par l’idée de reconstituer un puzzle dont il manquera forcément des pièces.
Ce « récit-enquête » lui permet de revenir sur la destinée tragique de Tina Aumont. Une enfance marquée par la disparition de sa mère à l’âge de 5 ans, un père trop occupé, un mariage précoce avec le séducteur Christian Marquand, une fausse couche et un divorce malheureux. Puis ce sera les débuts prometteurs au cinéma puisque la belle croise le chemin de grands cinéastes italiens (Bertolucci avec Partners, Fellini et son Casanova, Comencini, Bolognini…), des petits maîtres inspirés (Tinto Brass qui lui donne son premier et seul rôle principal dans L’Urlo, Sergio Martino qui en fait la proie d’un tueur psychopathe dans le magnifique Torso…) mais aussi le cinéma underground (Garrel, Pardo…). La force de la biographie de Jean Azarel, c’est de parvenir, à travers le portrait de Tina Aumont, d’embrasser toute une génération biberonnée au rock’n’roll, aux utopies, à l’horizon des lendemains radieux et des milles expériences à tenter. A l’abri du besoin, mais prenant en plein visage le reflux des idéaux libertaires, Tina Aumont se livre à tous les excès et à l’instar de ses frères et sœurs dont les fantômes hanteront les pages de l’ouvrage (Pierre Clémenti, Nico, Maria Schneider, Alain Pacadis) se brûle les ailes aux flammes de la drogue et sombre petit à petit en dépit des soutiens indéfectibles d’amis qui l’accompagneront jusqu’au bout.
« A travers elle, une génération inspire, expire, disparaît lentement dans l’abîme du temps ».
Cette photographie d’une génération (celle qui n’a jamais voulu renoncer pour finir éditorialiste ventripotent et moralisateur aboyant sur les chaînes d’infos en continu avec les chiens de garde du système), dont l’aura imprime une profonde mélancolie au livre de Jean Azarel, est l’une des grandes réussites du projet. L’auteur, avec beaucoup de finesse, parvient à inscrire cette figure un peu magique qu’il ne cesse d’interroger (à un moment, il se demande si la fascination qu’exerce Tina Aumont n’est pas entièrement bâtie sur du vide) dans un contexte plus global où le dandysme des night-clubbeurs des années 80 (Le Palace) succède aux désillusions des hippies avant d’aboutir à la déglingue des années 90/2000.
Il le fait à la fois en historien passionné puisqu’il accumule les témoignages, les documents, les extraits d’ouvrages et de films. Le travail de recherche effectué pour ce livre est assez phénoménal et jamais anecdotique. Mais ce matériau extrêmement riche, Azarel le transfigure en adoptant une forme littéraire et poétique qui n’a pas vraiment d’équivalent si ce n’est l’Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl. Waiting for Tina devient une sorte d’odyssée pour saisir quelque chose du mystère Tina Aumont, une méditation sur les morsures indélébiles du temps et, en filigrane, une introspection qui n’a pourtant rien d’égocentrique. Plutôt une volonté d’interroger l’essence de la fascination (pour l’art, pour des figures de lumière évanouie…) et un certain rapport au monde (aimer Tina Aumont, c’est aussi quelque part refuser ce monde tel qu’il est).
Le livre est une parfaite réussite, à la fois extrêmement riche d’un point de vue « documentaire » mais également porté par une plume et un style qui en font une grande œuvre « littéraire ». En sait-on plus, au bout du chemin, sur Tina Aumont ? D’un point de vue factuel, oui (encore une fois, la biographie est une mine d’informations) mais le mystère et l’aura demeurent intacts. Quelque chose ne cesse de se dérober face à cette « image » si parfaite. Jean Azarel est néanmoins parvenu à nous la rendre plus proche sans la démythifier ou « l’abimer ». Enquêtant sur cette « muse », il est parvenu à ramener des pépites arrachées à l’oubli et/ou à la légende. Reste néanmoins cette douleur indicible, cette inadéquation au monde qui fit de Tina Aumont cette funambule si insaisissable. Un secret qui se niche peut-être au cœur de l’enfance ou dans cette « autobiographie » que l’actrice n’aura jamais écrite. Jean Azarel parvient néanmoins à mettre la main sur une sorte de cahier où Tina a consigné quelques souvenirs et collé des photos :
« J’aperçois Tina agençant le recueil que je tiens dans mes mains. Un peu gauche. Entre larmes et brume. Elle ne veut pas s’énerver. Il y a belle lurette que le cocon s’est changé en chrysalide. La chenille a mangé les feuilles de l’arbre de vie. Le beau papillon a battu des ailes comme d’autres des mains. Il a dansé de joie dans l’air. Si peu de temps. Avant de se friper. De fermenter. « Tu seras poussière. » »