Nuits félines à Shinjuku (1972) de Noboru Tanaka avec Tomoko Katsura, Ken Yoshizawa (Éditions Elephant films) Sorti en coffret DVD/BR le 17 décembre 2019

© Elephant Films

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L’hiver sera chaud grâce aux éditions Elephant qui nous proposent un somptueux coffret consacré au « roman porno » japonais en dix films. Nous ne ferons pas l’injure à nos aimables lecteurs de rappeler que le cinéma japonais possède une longue tradition érotique et que ces films « roses » («pinku eiga ») proliférèrent au moment où la télévision devint une sérieuse concurrente pour les studios de cinéma. La désignation « roman porno » est, à ce titre, plus spécifique puisqu’elle ne concerne que les films de ce genre réalisé pour le studio Nikkatsu à partir de 1971. Devant affronter une grave crise économique à cette époque, le studio se tourne vers le cinéma érotique alors très rentable puisque les films peuvent être tournés rapidement (en deux semaines), sans gros moyens et bénéficient de la curiosité du public. Le genre va également permettre l’éclosion de nombreux talents et, dans la mesure où des cinéastes plus « respectables » refusent de tourner ces films érotiques, certains petits maitres comme Tatsumi Kumashiro, Masaru Konuma ou Chusei Sone vont pouvoir s’imposer. Noboru Tanaka fait partie de ces metteurs en scène extrêmement talentueux dont le style va pouvoir s’épanouir dans un genre pourtant réputé stéréotypé. En effet, le « roman porno » doit répondre à un cahier des charges assez précis : une durée limitée (Nuits félines à Shinjuku ne dure qu’1h08), des scènes de sexe toutes les dix minutes et la nécessité de composer avec les fameux interdits du cinéma érotique japonais : défense de voir le système pileux des comédiens et leurs organes génitaux.

Mais comme le souligne Stéphane du Mesnildot dans un supplément très intéressant, jamais ces contraintes ne paraissent ici respectées de manière artificielle ou mécanique. Elles s’inscrivent de manière toute naturelle dans un récit qui relève de la chronique. Noboru Tanaka s’intéresse en effet au quotidien de quelques femmes de « mauvaise vie » à Shinjuku, le célèbre quartier « chaud » de Tokyo qui inspira aussi bien Suzuki et Wakamatsu qu’Oshima (Journal d’un voleur de Shinjuku). La description de la vie des prostituées est également une longue tradition japonaise (voir le sublime La Rue de la honte de Mizoguchi) mais les héroïnes de Nuits félines à Shinjuku sont d’un type particulier dans la mesure où elles travaillent comme hôtesses dans des « bains turcs » et prodiguent à leurs clients des massages mousseux.

Très vite, Tanaka resserre son récit autour de Masako et de son voisin Honda. Ce personnage masculin est particulièrement intéressant par son ambiguïté et son ambivalence sexuelle (alors qu’il est joué par le très viril Ken Yoshizawa qu’on voyait dans L’Extase des anges de Wakamatsu). Comme James Stewart dans Fenêtre sur cour, il passe ses soirées à épier les ébats amoureux de ses voisins. Il n’hésite d’ailleurs pas à copier son illustre modèle en imaginant un handicap l’empêchant d’utiliser ses mains chez lui (il allume la lumière avec les pieds et se nourrit d’un gros chou, suspendu au plafond et arrivant au niveau de sa bouche). Même s’il couche avec Masako, Honda est secrètement amoureux de Makoto, un jeune gigolo qui n’a jamais couché avec une fille et qui se trouve très embêté lorsqu’il rencontre une riche héritière dont il s’éprend. 

La force du film de Tanaka, c’est qu’il ne cherche jamais à faire rire de ce personnage pourtant assez stéréotypé (le jeune homosexuel précieux et efféminé). Le film comporte une très belle scène où Masako accepte de dépuceler Makoto pour qu’il soit plus « efficace » avec sa promise. Tanaka filme une véritable cérémonie amoureuse avec musique « sacrée » et un Honda qui caresse tendrement les fesses de son jeune amant pendant qu’il fait l’amour avec la prostituée. Plus tard, Makoto pensera que c’est cette musique solennelle qui l’a « décoincé » or c’est bel et bien « l’aide » d’Honda qui lui aura été précieuse. Cette ambigüité sexuelle finira d’ailleurs par provoquer le drame.

Une des grandes forces de Nuits félines à Shinjuku réside également dans ses contrastes. Le film peut être à la fois drôle et truculent (les prostituées qui disent que leur repas leur rappelle le boulot lorsque le serveur leur apporte des saucisses, les manies singulières des clients des bains…) mais aussi tragique (la mort de Makoto). Tanaka joue également sur un côté « documentaire » (la chronique d’un quartier avec ces lieux où l’on termine sa journée en allant danser et s’enivrer) tout en nous proposant des passages très stylisés, à la limite de l’onirisme et de l’image fantasmatique (un parapluie qu’on aiguise et qui devient une véritable arme blanche pour percer la poitrine de Makoto).

Quelques années plus tard, Noboru Tanaka filmera la célèbre histoire d’Abe Sada (La Véritable histoire d’Abe Sada), cette femme criminelle qui inspirera également Oshima pour son mythique Empire des sens. Il y a donc chez le cinéaste, au-delà des codes du genre, une volonté d’ausculter en profondeur les désirs et passions de ses personnages. Et c’est déjà ce qu’annoncent ces belles Nuits félines à Shinjuku.

NB : Le film est agrémenté de deux passionnants entretiens en supplément. Outre Stéphane du Mesnildot déjà cité, c’est un autre spécialiste du cinéma japonais (Stephen Sarrazin) qui revient de manière plus générale (mais très instructive) sur l’histoire du « roman porno ».

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