La Ronde (1950) de Max Ophuls avec Simone Signoret, Danielle Darrieux, Odette Joyeux, Simone Simon, Serge Reggiani, Daniel Gélin, Jean-Louis Barrault, Gérard Philipe

Lola Montès (1955) de Max Ophuls avec Martine Carol, Peter Ustinov, Paulette Dubost, Oskar Werner

(Editions Carlotta Films). Sortie en BR et DVD le 19 février 2020

© Carlotta Films

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Lorsque La Ronde bénéficia d’une ressortie en salles il y a deux ans, je soulignai que le cinéma français des années 40 avait affectionné tout particulièrement la figure du diable. On se souvient, par exemple, de Jules Berry dans Les Visiteurs du soir. Mais, au-delà de son incarnation, cette présence du « diable » traduit de manière métaphorique une certaine idée de fatalité qui irrigue toute une tradition française depuis les débuts du « réalisme poétique » jusqu’aux films de la « qualité française » des années 50. Chez beaucoup de cinéastes, la conception de l’existence se réduit à une route toute tracée vers un destin généralement funeste.

Dans une certaine mesure, La Ronde et Lola Montès s’inscrivent dans cette tradition puisque dans les deux cas, le récit est pris en charge par un narrateur omniscient, qu’il s’agisse d’Anton Walbrook, « meneur de jeu » tirant les ficelles de l’existence d’une dizaine de personnages qui vont apparaître et disparaitre le temps d’un petit tour de manège dans La Ronde ou de Peter Ustinov, Monsieur Loyal d’un grand cirque s’employant à retracer les grands moments de l’existence de sa « créature ».

Dans La Ronde, le procédé pourrait être un peu lourd mais Max Ophuls l’utilise avec beaucoup de malice et d’humour. Un exemple : Daniel Gelin, jeune homme de bonne famille devient l’amant d’une femme mariée (Danielle Darrieux) mais nous comprenons que leurs ébats ont tourné court suite à une panne sexuelle. Lorsqu’à la fin du dialogue entre les amants, Gélin semble redevenir fougueux, le cinéaste raccorde avec son narrateur en train de réparer le manège qui était bloqué. Une jolie manière de suggérer que la mécanique est repartie et de faire la transition vers un autre destin. Autre moment ironique, celui où le comte (G.Philipe) enlace tendrement sa conquête. Un fondu au noir prive le spectateur de toute image scabreuse alors Ophuls revient sur Anton Walbrook, pellicule en main, en train de raccourcir le métrage en prononçant le mot « censure ».

Le film est constamment dans la distanciation : le manège représente à la fois le destin des individus mais également la machinerie du cinéma qui apparaît parfois à l’écran (projecteurs, caméras…). C’est d’ailleurs peut-être la petite limite de La Ronde : en adoptant la structure inventée par Arthur Schnitzler (un personnage en rencontre un autre du sexe opposé, forme un couple, l’un des deux part pour aller former un nouveau couple avec un autre…), Ophuls prend le risque d’une certaine superficialité (impossible de s’attacher à des personnages qui disparaissent trop vite) et de tenir à distance l’émotion en jouant la carte de la distanciation.

Pourtant, le film fait souvent mouche. D’abord parce qu’à l’image d’un destin rectiligne et forcément noir, Ophuls préfère la ligne courbe (l’image de la ronde) et la légèreté mélancolique. De la petite prostituée (Simone Signoret qui forme, avant Casque d’or, un couple avec Reggiani) jusqu’à l’aristocrate en passant par la soubrette (délicieuse Simone Simon), la femme mariée adultère (évanescente Danielle Darrieux) et le poète exalté (JL.Barrault), tout le monde entre en piste à un moment donné pour une valse des sentiments. La brièveté de ces rencontres, les ruptures inévitables (« il n’y a pas de grand amour sans adieux » déclare le poète), la conscience que les beaux moments du présent sont éphémères et deviendront rapidement de simples souvenirs ; tout cela leste le film d’une mélancolie touchante. C’est le regard toujours ailleurs de Danielle Darrieux, lassée de son mari mais consciente que son amant ne vaut guère mieux, c’est la tristesse de la prostituée qui offre pourtant son amour à qui veut…

Derrière le côté frivole du film se dissimule une véritable tristesse et une certaine cruauté : le soldat n’ayant aucune considération pour la prostituée qui refuse pourtant son argent, le fils de bonne famille qui profite de la soubrette en sachant parfaitement que les différences de classe l’empêcheront de sceller son destin au sien…

Si tristesse il y a dans La Ronde, elle reste toujours empreinte de légèreté. Pour l’auteur de Lettre d’une inconnue ou Madame de…, hors de question de s’appesantir ou se lamenter. L’amour, c’est gai (parfois), l’amour c’est triste (le plus souvent) mais ce qui l’intéresse, c’est le tourbillon des sentiments et les élans de cœur qu’il filme comme nulle autre.

En adaptant Schnitzler, Ophuls renoue également avec la veine la plus rococo de son cinéma, s’amusant à filmer un personnage en plongée verticale entouré d’imposants lustres ou à surcharger les décors d’éléments hétéroclites.

Une esthétique viennoise au service d’un ballet d’affects et d’émotions que le cinéaste capte avec une rare acuité.

© Carlotta films

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Lola Montès adopte d’une certaine manière la même structure circulaire. Le manège laisse place à la piste de cirque et le « deus ex machina » qu’incarne Peter Ustinov ne s’intéresse cette fois qu’au destin d’un seul personnage, Lola Montès, danseuse et femme galante ayant eu pour amant Franz Liszt et le roi Louis Ier de Bavière.  

On le sait, ce dernier film de Max Ophuls fut un cinglant échec public. Mal compris, il fut charcuté et sortit en salles dans une version chronologique reniée par le réalisateur. Depuis, le film a été restauré et il est désormais visible tel qu’Ophuls l’avait rêvé. Et comme l’avait souligné de nombreux critiques dès sa sortie, il s’agit d’un très grand film, une sorte de condensé de toute l’œuvre du cinéaste et de la matière inimitable qu’il eut d’ausculter les sentiments humains. Comme dans La Ronde, le récit est fragmenté en petits épisodes qui finissent par dessiner un portrait pointilliste de Lola, entre ses amours déchues, son adolescence durant laquelle elle part avec l’amant de sa mère qui voulait lui faire épouser un vieux monsieur très riche, ses frasques scandaleuses… En morcelant le récit, Ophuls donne un caractère très éphémère aux situations qu’il filme, renouant avec les thèmes qui lui sont chers : l’évanescence des sentiments, la fuite du temps et l’insaisissabilité du bonheur. Il cherche à capter ces moments fugaces où tout bascule et où la mélancolie reprend ses droits. C’est cet instant où Liszt s’apprêtant à partir lâchement et où, après avoir convenu de leur séparation, les deux amants réalisent qu’ils n’avaient pas été d’accord à ce point depuis très longtemps.

Lola Montès est construit sur des angles saillants. En déconstruisant son récit à coup de flash-backs, le cinéaste met en lumière les moments douloureux. Ce sont les larmes de Lola adolescente lorsqu’elle réalise que sa mère préfère partager sa cabine de bateau avec son amant plutôt qu’avec elle qui devra se contenter d’un sordide dortoir pour enfants. C’est cette ellipse terrible entre le premier baiser de Lola et son futur mari et ce moment où le couple bat (déjà) de l’aile, où l’homme rentre au foyer complètement saoul tandis que la danseuse s’apprête à faire ses valises. Lola Montès fait partie de ces femmes qui, de Loulou aux personnages incarnés par Barbara Stanwick chez Sirk, paient au prix fort leur désir de liberté et d’émancipation individuelle. Elle ne triche pas avec ses sentiments, quitte à provoquer un scandale lorsqu’une belle galante regarde avec trop d’affection le chef d’orchestre dont elle est éprise. Elle provoquera même une révolution en Bavière en devenant la maîtresse de Louis Ier et devra s’enfuir aux Etats-Unis. S’appuyant sur ce personnage réel dont la destinée a été romancée par Cecil Saint-Laurent (alias Jacques Laurent), Ophuls insiste surtout sur la manière dont cette femme a toujours été emprisonnée. Jeune, elle contemple sa mère danser derrière un hublot qui l’isole du monde. Par la suite, les volutes soyeuses de la mise en scène (est-il encore nécessaire de chanter la splendeur des travellings ophulsiens ?) et le talent d’ornemaniste d’un cinéaste aimant surcharger ses plans ne cessent d’enfermer Lola Montès dans une sorte de prison. Prison des convenances sociales (une danseuse ne s’acoquine pas avec un roi), prison de plaisirs voués à la disparition… On se souvient d’une célèbre phrase du Plaisir (d’après trois nouvelles de Maupassant) où il était dit que « le bonheur n’est pas gai ». On le voyait, sur un mode léger et mélancolique, dans La Ronde mais ce côté-là est accentué dans Lola Montès et fait glisser le récit vers la tragédie. Pour l’héroïne, il n’y a plus de salut hormis un dernier saut fatal qui tombe comme le couperet d’un jugement dernier.

Le film explore également les liens entre la vie et le spectacle. Si dans La Ronde, la vie était représentée par un carrousel, c’est désormais une piste de cirque qui la figure et chaque épisode ne semble pas avoir eu plus d’importance qu’un numéro dérisoire et décevant. Peter Ustinov, qui fait figure de Monsieur Loyal mais également de Pygmalion, devient alors une projection du metteur en scène qui « contrôle » strictement tout et organise la vie de ses créatures selon son bon vouloir. Le film n’est pas dénué d’une certaine cruauté en ce sens que ce qui pourrait constituer une liberté, une manière de s’exprimer (l’Art) devient ici une prison de plus. A plusieurs reprises, il est signifié à Lola qu’elle n’est pas une bonne danseuse (de la même façon que de nombreux critiques ont estimé que Martine Carol n’était pas une bonne comédienne). Elle n’existe non pas à travers son Art mais uniquement comme « objet » mis en scène et façonné par son « créateur ». Comme plus tard la vénus Hottentote de Vénus noire (Kechiche), elle est livrée au regard d’un public qui pourra la questionner et la toucher à sa guise. Les tribunes du cirque se changent alors en véritable tribunal et le film a quelque chose de toujours très actuel dans sa manière de traiter de la réification par le biais du « spectacle » (au sens large).

Lola Montès est sans aucun doute le film le plus baroque d’Ophuls. Les scènes de cirque sont particulièrement réussies et le cinéaste joue sur un double mouvement constant : à la fois accompagner son héroïne jusqu’au bout de sa destinée (de superbes travellings qui suivent l’acrobate le long de son ascension) et « l’étouffer » sous le déploiement d’artifices (colifichets, éclairages rouges et bleus très marqués…) et le poids d’un « metteur en scène » qui dicte tous ses faits et gestes. Et c’est de cette dialectique que nait l’émotion du film : ce sentiment de voir s’envoler tous les espoirs et tous les rêves de cette jeune femme tout en comprenant qu’elle est aussi en train d’accéder à l’immortalité que confèrent « le secret des pigments immuables », (les) « sonnets prophétiques », (le) « refuge de l'art ». Peu importe alors que Martine Carol ne soit pas une aussi bonne actrice que Danielle Darrieux (doux euphémisme) et qu’elle soit un brin ridicule lorsqu’elle joue les adolescentes en se faisant des nattes : Ophuls parvient à rendre émouvants ses défauts.

Et si son film est peut-être moins parfait et moins touchant que Madame de… ou Le Plaisir, il reste un monument incontournable à redécouvrir toutes affaires cessantes.

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