Génie de Keaton
Sherlock Junior (1924) de et avec Buster Keaton
La Croisière du Navigator (1924) de et avec Buster Keaton et Donald Crisp
Le Dernier Round (1926) de et avec Buster Keaton
(Editions Elephant Films)
En fouillant dans mes archives, j’ai réalisé que j’avais très peu parlé de Buster Keaton en 15 ans de blog. Et lorsque je le fis, ce fut pour confesser avoir moins d’inclination pour son cinéma que pour celui de Chaplin ou Harold Lloyd. Or grâce à une petite fille de six ans, je suis en train de redécouvrir avec un grand bonheur le génie keatonien. C’est une parenthèse mais il n’y a rien de mieux face aux génies du burlesque (ajoutons Laurel et Hardy) que de les voir à travers le regard d’un enfant. Parce que près de 100 ans après leur réalisation, ces films fonctionnent toujours et déclenchent de la même manière le rire. Je reprochais à Keaton, en 2009, d’être un comique trop « intellectuel ». Si ses mises en scène se caractérisent effectivement par une incroyable rigueur géométrique et une certaine abstraction (Le Dernier Round, par exemple, n’est pas forcément très riche en gags), je ne pense pas qu’il faille pourtant y voir une volonté « intellectuelle ». Même dans Sherlock Junior, le film qui pourrait paraître le plus « méta » (Keaton s’endort devant une projection de film et, telle l’héroïne de La Rose pourpre du Caire, se retrouve au cœur de l’œuvre projetée), c’est la folie burlesque qui prédomine et une simple volonté d’amuser et de faire rêver qui dicte les grandes lignes du récit.
En complément de Sherlock Junior, on trouvera un court-métrage assez génial de Keaton intitulé The Goat (Malec l’insaisissable en français). Dans cette infernale course-poursuite truffée de gags entre Keaton et la flicaille se dessinent déjà tous les motifs de son œuvre. Qu’il soit très pauvre (comme ici ou dans Sherlock Junior) ou très riche (les milliardaires lymphatiques et désabusés qu’il incarne dans La Croisière du Navigator et Le Dernier Round), Keaton est un personnage qui subit l’action. Contrairement à Chaplin, grain de sable grippant les engrenages de la machine sociale et qui agit constamment contre l’injustice ou Harold Lloyd, jeune homme bien sous tous rapports, qui se bat pour gravir les échelons de la réussite (l’escalade de l’immeuble dans Monte là-dessus restant la plus parfaite métaphore) ; Keaton se caractérise par son impassibilité et une façon unique de se laisser porter au gré des événements sans opposer la moindre résistance (enfin c’est une image car lorsque les éléments naturels se déchaînent – les tempêtes dans Steamboat Bill Jr ou La Maison démontable-, notre homme se montre capable de prouesses physiques extraordinaires). Avec sa proverbiale absence de sourire, le visage de Keaton est un masque, une image qui ne correspond jamais à ce qu’il est au fond. Le principal quiproquo de The Goat vient du fait que Keaton se fait photographier derrière des barreaux et qu’il est confondu dès lors avec un terrible criminel. Dans Sherlock Junior, il n’est qu’un petit projectionniste qui se rêve détective. Enfin, dans Le Dernier Round, à la faveur d’une homonymie, il prétend être un redoutable boxeur pour séduire la femme dont il est tombé amoureux.
L’une des grandes drôleries de ces films, c’est que ce personnage a des réactions totalement imprévisibles et improbables. Dans La Croisière du Navigator, il décide de se marier au moment où il voit un mariage dans la rue. Il jette son dévolu sur une jeune femme sans lui demander son avis et prépare tout, y compris une croisière, jusqu’au refus de sa dulcinée. Dans Le Dernier Round, il décide également d’épouser la jeune fille de la campagne avec une précipitation confondante. L’amour est sans doute la seule chose qui pousse Keaton à agir dans ces trois longs-métrages. Mais il s’agit alors d’adopter une image qui ne correspond pas à ce qu’il est pour arriver à ses fins (détective ou boxeur).
Dans The Goat, il y a un plan sublime où Keaton se retrouve totalement hébété devant un immense avis de recherche où trône sa photo qui effraie la foule. Tout son art se retrouve dans ce décalage : monter sur un ring pour effectuer une incroyable pantomime qui ne correspond en rien à son personnage de milliardaire mollasson (Le Dernier Round), se changer en détective pour suivre un voleur à la trace (au sens propre et absurde du terme) dans Sherlock Junior… Keaton aime énormément ce jeu de cadre dans le cadre et mettre ainsi en abyme la représentation (par essence biaisée). Dans The Goat, il observe un prisonnier se faire tirer le portrait pour une photo anthropométrique. Il le regarde depuis la rue, derrière les barreaux de la fenêtre et c’est ainsi qu’il va se faire photographier à son insu et que cette image d’homme derrière les grilles va le poursuivre. Dans Sherlock Junior, il y a évidemment le « cadre dans le cadre » de la projection cinématographique et la manière dont Keaton s’immisce dedans. Entré dans le cadre, il subit là encore (sans pouvoir faire le moindre geste) tous les changements du décor dans une séquence absolument extraordinaire (désirant plonger dans un cours d’eau, il se retrouve la tête enfouie dans la neige à la faveur d’un changement de plan, par exemple). Dans La Croisière du Navigator, un tableau accroché devant un hublot lui fait craindre la présence d’un fantôme à bord du bateau à la dérive. Dans Le Dernier Round, c’est l’image de sa fiancée qui est souvent sur-cadrée (par le pare-brise d’une auto ou le coude d’un entraineur de boxe), révélant cette distance qui peut exister entre une image fantasmée et la réalité…
Toute l’œuvre de Keaton pourrait se résumer à cette question : quelle place occuper dans le cadre ? D’où le caractère très géométrique de sa mise en scène et cette perpétuelle lutte entre son personnage et un décor rigide qui tente de « l’expulser » du cadre. A ce titre, La Croisière du Navigator (sans doute le plus abouti des trois films présentés) est une pure merveille. Confiné (c’est de saison !) sur un bateau à la dérive avec la fille qu’il aime, Keaton ne cesse de se « battre » contre les lignes du décor. Il explore d’abord le bateau dans sa profondeur le temps d’un « cache-cache » involontaire avec celle qui finira par l’aimer. Puis la poursuite se fait de manière verticale et c’est une chute par une cheminée qui fera se rencontrer les deux personnages. Par la suite, le tangage (le mouvement des lignes) donnera lieu à une multitude de gags (les portes du bateau qui s’ouvrent et se ferment en rythme, le lit de fortune qui menace de tomber à l’eau…).
Outre le cadre, notre bonhomme doit aussi affronter les forces de la nature qui ne cesse de le narguer (à l’image de tous ces animaux ou ces poissons qui frétillent dans Le Dernier Round lorsqu’il va à la chasse et à la pêche sans être capable de les voir. Sa parfaite incompétence force le respect !) mais également les moyens de locomotion : trains (dans The Goat, une scène annonce déjà les grands moments du Mécano de la Générale), voitures (devenues totalement folles dans Le Dernier Round) ou encore motos (dans Sherlock Junior, Keaton se retrouve sur le guidon d’un de ces engins en roue libre après la chute du conducteur). Dans La Croisière du Navigator, Buster doit réparer une avarie et s’équipe pour plonger. Sous l’eau, il subit une fois de plus les événements mais parvient à trouver une utilisation aux éléments naturels hostiles : les pinces d’un homard lui permettent de couper un câble, il utilise un espadon pour entamer un combat d’escrime avec une autre de ces bestioles belliqueuses…
Dans la grande tradition burlesque, chaque objet du quotidien devient une épreuve à surmonter. Il faut voir, toujours dans La Croisière du Navigator, l’hilarante séquence où Keaton tente de préparer à manger (faire du café avec de l’eau de mer, ouvrir une conserve avec un hachoir, ne pas s’ébouillanter avec les œufs…).
Au-delà du rire que provoquent ses films, le génie de Keaton tient également à ses idées « poétiques » (on les appréciera d’autant plus que les copies restaurées sont magnifiques) et un film comme Le Dernier Round en regorge. Prenons l’exemple de cette magnifique tente où notre héros bénéficie de tout le confort rêvé (y compris un tapis en peau d’ours !) alors qu’il est censé faire du camping pour « vivre à la dure » et se forger le caractère. Et les scènes bucoliques de ce film sont absolument merveilleuses.
Bref, que vous ayez une petite fille de six ans qui rit aux anges à côté de vous ou non, il faut voir et revoir les films de Buster Keaton. C’est l’assurance de grands moments de bonheur…