L'énigme Laura
Laura est nue (2020) d’Eric Rondepierre (Éditions Marest Editeur) Sortie le 17 mars 2020
Il est parfois délicat d’aborder un livre lorsqu’on a le sentiment préalable qu’il est nécessaire de posséder des clés pour y entrer. Or je dois avouer qu’avant d’attaquer Laura est nue, je n’avais jamais entendu parler d’Eric Rondepierre, artiste protéiforme qui est à la fois essayiste, romancier, photographe, comédien, peintre et enseignant. Dans le roman, la jeune héroïne Laura est entourée d’un professeur qui laissera un manuscrit la concernant, d’un cinéaste qui la fit tourner nue (comme le titre l’indique) et d’un peintre pour qui elle posa. Dans la mesure où la couverture du livre est ornée d’une splendide photographie d’Eric Rondepierre intitulée Laura, on se demande d’abord quelle part de l’auteur se trouve dans ces trois personnages qui, à leur manière, tente d’élucider l’énigme Laura. Les choses se corsent lorsqu’on constate qu’en 1995, l’auteur a publié un récit intitulé Le jour où Laura est morte. Faut-il alors voir dans Laura est nue, comme dans Vertigo, une tentative de faire renaître l’image d’une femme aimée par le biais de l’art ?
Tous ces questionnements ne doivent néanmoins pas induire en erreur. Le roman n’est en aucun cas réservé aux happy few et le lecteur est, au contraire, immédiatement captivé par l’enchâssement des points de vue qui vont, au fur et à mesure, tenter d’éclaircir les zones d’ombre autour d’une jeune femme –Laura- qui a disparu de la circulation. L’enquête est d’abord menée par un « détective » (qui agit pour des questions de succession) puis par la fille de Fabrice Morelli, l’ancien prof et amant de Laura. Camille Morelli est en possession d’un manuscrit de son père, Ciné-club, et elle le confie au fils de Laura puisque ce récit est entièrement centré sur la liaison (réelle ? fantasmée ? romancée ?) que l’enseignant a vécu avec son étudiante.
Malgré tout, il n’est évidemment pas interdit à chacun d’imaginer une clé pour entrer dans cette histoire afin de l’éclairer sous un angle personnel. Puisque le livre tourne souvent autour de la question du cinéma (Laura rédige un master sur les liens entre le théâtre et le cinéma et plus particulièrement sur la continuité Artaud/Astruc), la première tentation est de le jauger à l’aune du chef-d’œuvre d’Otto Preminger Laura. S’il n’y a aucun rapport apparent entre les deux (le film n’est jamais cité), on peut constater qu’il s’agit dans les deux cas de la fascination exercée par l’image insaisissable d’une femme. Lorsque Gene Tierney réapparait dans la deuxième partie du film, on a le sentiment qu’il s’agit d’un rêve (le détective enquêtant sur sa disparition s’étant endormi juste avant devant son portrait) et, qu’au fond, l’art n’est destiné qu’à ça : faire revivre des figures disparues et aimées, leur conférer un statut d’éternité. Dans le livre, Laura n’est d’abord qu’une image démultipliée : un modèle pour le peintre pour qui elle pose, un corps pour le cinéaste qui la filme en train de poser, un personnage pour l’écrivain qui la décrit dans son manuscrit… Comme chez Preminger, c’est son caractère évanescent qui frappe dans un premier temps. Camille l’exprime parfaitement au début du roman :
« J’ai plutôt l’image d’une femme à facettes, incernable, fragile, qui peut basculer d’un moment à l’autre, on ne sait pas vraiment où ni pourquoi. »
L’enjeu de Rondepierre va être de tenter d’approcher une certaine « vérité » (mais n’est-elle pas, par définition, invraisemblable ?) en articulant une dimension romanesque et théorique. Côté romanesque, Laura est nue est une œuvre « érotique » ou, du moins, le récit d’une passion fiévreuse qui ne peut subsister que par l’intermédiaire d’une certaine mise en scène. Lorsque l’amour semble déserter, il ne reste plus qu’à Fabrice et Laura un certain cérémonial amoureux qu’ils ritualisent de façon précise. Mais au-delà du désir et de leur relation, ce rituel permet à l’auteur de s’interroger sur la manière dont la fiction s’invite au cœur du Réel. Plus vertigineux encore, il s’intéresse à ce qui, au cœur d’une fiction donnée comme « réelle », relève du simulacre et de la situation « construite » (plutôt que donnée). En d’autres termes, le lecteur se demande constamment si Laura est un personnage « réel » (même au sein d’un récit romanesque) ou s’il est entièrement « construit ». On ne s’étonnera pas alors que la jeune femme s’intéresse, dans le cadre de ses études, à ces films (L’Invraisemblable vérité de Lang, Le Limier de Mankiewicz, Les Idiots de Lars von Trier, La Discrète de Vincent…) qui, au sein même de leur récit intègre un dispositif fictif, des éléments construits par les personnages eux-mêmes. Cette ambivalence entre les différents niveaux de fiction amène un trouble de la perception qui est au cœur de l’œuvre :
"Les œuvres qui mettaient en scène des conflits de perception l'avaient toujours passionnée. Les personnages qui s'interrogeaient sur la valeur d'un acte, d'une parole, tout ce qui jetait une lumière noire sur le sens de notre rapport au monde avait de quoi la troubler."
La beauté de Laura est nue est de jouer constamment sur ce va-et-vient, ce sentiment que plus l’auteur tente de la cerner, plus elle se dérobe à son regard. La nudité évoquée dans le titre devient la plus opaque des parures (le livre s’ouvre par une citation d’Hugo : « la femme nue, c’est la femme armée »). Qu’elle soit peinte, filmée ou écrite, le mouvement est toujours double : à la fois une certaine dépossession du modèle dont les partenaires cherchent à « voler » l’image ; de l’autre, une résistance à ces regards qui permet à Laura de ne pas trop se dévoiler.
« En introduisant ce rapport de contiguïté entre la chair vivante et sa trace en peinture, en serrant de près ce corps, de la plante des pieds aux racines des cheveux, il invitait le modèle à y déposer quelque chose de lui-même, un peu comme pourrait le faire une photographie. C’est de cette étroite relation de partie à partie que naissait l’image finale où la modèle devait se retrouver. Or- et c’était tout le contenu de son discours-, le modèle ne se retrouvait pas dans cette littéralité : « chaque partie est vraie, l’ensemble est faux. » »
Laura est nue est un constant jeu avec le faux qui, à partir d’un matériau assez théorique, parvient à exprimer des choses assez fines sur les relations humaines et la « théâtralité » qu’elles supposent. Si l’art est par essence représentation, cette représentation se niche elle-même au cœur des rapports humains, y compris dans une relation de couple cherchant à s’abstraire du monde :
« C’était un scandale que le monde existe autour d’eux ; ils n’étaient pas en retard sur la marche de l’univers, ils étaient sa forme négative, habitant de jour et de nuit l’un dans l’autre comme deux corps en fusion dans un abri heureux et fou ».
Peu à peu vient s’immiscer dans ce rapport direct au monde la suspicion de « situations construites » et mise en scène. Et c’est ce soupçon généralisé quant au Réel et à la capacité de le restituer qui fait de Laura est nue une œuvre gigogne assez vertigineuse…