Minuscules
Phase IV (1973) de Saul Bass avec Nigel Davenport, Michael Murphy, Lynne Frederick (Éditions Carlotta films) Sortie en coffret collector le 6 avril 2000
Les formes géométriques stylisées qui défilent aux génériques de L’Homme au bras d’or et d’Autopsie d’un meurtre de Preminger, les spirales de Vertigo, les graffitis à la fin de West Side Story, les fleurs qui s’ouvrent au début du Temps de l’innocence de Scorsese… Dans la mémoire des cinéphiles, Saul Bass reste évidemment le génial concepteur de nombreux génériques et d'affiches. Mais il fut également cinéaste et c’est à ce titre qu’il s’exprime en 1977 dans le court-métrage Bass on Titles (le seul des six films courts de l’édition « collector » que l’on retrouve dans les versions « single » DVD ou BR) tout en revenant sur les motivations « théoriques » de ses génériques. Les amateurs de fantastique n’ont pas oublié Phase IV, son unique long-métrage mais il réalisa également des courts-métrages que l’on pourra découvrir ici. Certains ont une pure vocation « promotionnelle » et n’ont qu’un intérêt anecdotique, à l’image de The Searching Eyes (1964) commandé par la société Kodak et qui s'avère aussi peu passionnant qu’un documentaire animalier. The Solar Film (1980) est une commande de Robert Redford et une ode à l’énergie solaire qui fut projetée en première partie du Cavalier électrique de Pollack. Le film est assez joliment tourné mais il est un peu pontifiant. Notes on the Popular Arts (1977) est également un remontage d’une bande promotionnelle pour la Warner mais fait preuve d’un peu plus inventivité avec une série de vignettes où Bass s’essaie au pastiche. On y trouve également ce qui caractérisera toute l’œuvre de notre bonhomme : un côté très « théorique » où un narrateur/démiurge s’interroge sur le rapport de l’homme à la nature, son besoin de créer et de comprendre le monde qui l’environne. De là découle le côté un tantinet sentencieux de son œuvre mais également un côté ludique qui s’exprime dans le brillant Why Man Create (1968), film hybride qui mêle animation (la synthèse de l’histoire des idées qui ont bouleversé l’humanité en dessin-animé au début est vraiment impressionnante), petits « sketches » et vignettes documentaires pour proposer une réflexion stimulante sur la création.
Le seul film de fiction parmi cette sélection de courts-métrages est Quest (1983), une vraie curiosité. En effet, Saul Bass s’est associé à Ray Bradbury pour une œuvre (produite par une secte japonaise !) étrange et singulière. Dans un futur lointain, l’espérance de vie des hommes est réduite à huit jours et un nouveau-né « élu » est choisi pour être éduqué le plus rapidement possible afin de pouvoir partir pour une quête qui lui permettra d’ouvrir une porte et de faire parvenir jusqu’aux survivants une lumière leur garantissant une existence normale (20.000 jours). Là encore, on retrouve les qualités et les défauts qui caractérisent Phase IV. D’un côté, un sérieux épiscopal qui plombe un peu l’ensemble, d’autant plus que tout ça est nimbé d’une mystique de pacotille qui, personnellement, me laisse de marbre. De l’autre, un soin accordé à l’aspect visuel du film qui rappelle quel génial graphiste fut Bass. Certes, Quest a pris quelques rides et souffre de l’atroce esthétique des années 80 (nappes de musique synthétique, effets-spéciaux kitsch…) mais on peut aussi admirer le sens de la composition du cinéaste, son goût pour les motifs géométriques et de jolies références picturales (notamment celle au Château des Pyrénées de Magritte).
Venons-en à Phase IV, unique long-métrage de Saul Bass qui s’inscrit dans une longue lignée de films de science-fiction où de monstrueuses bestioles menacent la terre. Généralement, ce sont plutôt les gros animaux qui terrorisent les spectateurs : le requin de Spielberg (Jaws) et ses nombreux ersatz (Orca), les loups, les sangliers (Razorback), les chiens enragés (Cujo), etc. Les insectes peuvent être particulièrement belliqueux mais, avant Phase IV, il fallait qu’ils aient muté pour devenir gigantesques comme dans Tarentula ou L’homme qui rétrécit (dans ce cas, c’est l’homme qui avait muté). Bien avant, les limaces de Juan Piquer Simon (Slugs), Saul Bass imaginait une nouvelle espèce de fourmis (engendrée par des dérèglements écologiques) capable de menacer l’humanité.
Le film débute quasiment comme un documentaire scientifique sur l’évolution de ces redoutables fourmis et une voix-off s’interroge sur le devenir de l’humanité face à cette révolte de la nature. Plutôt que de s’inscrire dans un récit du type Les Oiseaux (qui reste le modèle du genre), Saul Bass préfère s’attarder sur la dimension « métaphysique » de son sujet et s’inspire ostensiblement du 2001 de Kubrick (la première image de la terre avec le soleil derrière). Arrivent deux scientifiques qui installent leur station dans un coin désertique et qui mènent tant bien que mal des recherches sur cette nouvelle génération de fourmis meurtrières.
Là encore, le film séduit par le soin accordé à la composition de l’image. Saul Bass joue sur le contraste entre les étendues désertiques où plane un constant danger et l’aspect confiné (c’est de saison !) des scientifiques dans leur station (comme plus tard l’expédition de The Thing de Carpenter). Il s’intéresse avant tout aux formes géométriques qui peuvent à la fois enfermer l’Homme (prisonnier de la technologie) et représenter une sorte de langage entre espèces. A l’espèce de « boule à facettes » qui sert de refuge aux scientifiques s’oppose les colonnes brisées bâties par les fourmis (un côté « monolithe » kubrickien). L’aspect « plastique » de l’œuvre (le jeu avec les couleurs est intéressant, notamment lorsqu’une sorte de liquide jaune anéantit une première attaque de fourmis) est plus captivant que les rebondissements assez chiches de l’intrigue. Phase IV est presque un huis-clos (une jeune femme viendra se joindre aux deux savants) et finit par rejoindre les schémas du film de SF où l’humanité est confrontée à une invasion extra-terrestres : d’un côté, le « pacifiste » qui pense que la communication peut sauver la situation et qui tente de comprendre le langage des fourmis (là encore, des formes sommaires et géométriques sur un papier le synthétisent), de l’autre, celui qui veut aller au conflit et exterminer la reine. Mais ce canevas n’est qu’un prétexte pour des expérimentations visuelles et une réflexion plus large sur le devenir de l’humain. C’est d’ailleurs là que le bât blesse un peu. Comme je le soulignais plus haut, Saul Bass aime les grandes théories et son cinéma est parfois pontifiant (la voix-off caverneuse qui prend en charge le récit) et un peu raide. La dimension « mystique » de cette science-fiction dénuée de la moindre trace d’humour est parfois un peu pénible et empêche d’adhérer totalement au projet. On garde alors en mémoire quelques images fortes (cette fourmi qui se découpe en ombre chinoise devant le beau visage en gros plan de Lynne Frederick), une certaine admiration pour l’esthétique du film mais on aura quand même un peu de mal à prétendre que l’ensemble nous a captivés…