Il est toujours bon de revoir les films quelques années après leur sortie (7 ans tout de même !). En 2013, nous avions été nombreux à être conquis par la bourrasque que représentait alors La Vie d’Adèle. Des torrents d’amour portés par le flot tumultueux d’une mise en scène où s’exacerbaient les caractéristiques du style de Kechiche (étirement des séquences, attachement aux visages et aux corps…). Il y eut aussi les polémiques mais, avec le temps, elles me paraissent encore moins fondées et il ne s’agit pas d’y revenir mais de jeter sur papier quelques impressions qui me sont venues en le revoyant.

Adèle dort

Miroir

Le titre du film évoque un chapitre 1 et un chapitre 2 de la vie d’Adèle. D’un côté, la période du lycée, des premiers émois amoureux et de la rencontre décisive avec Emma. De l’autre, les débuts dans la vie professionnelle (Adèle est devenue institutrice), le quotidien du couple et sa rupture. Les deux mouvements s’enchaînent par une ellipse inattendue et par un jeu de perspectives puisqu’on retrouve la jeune femme dans une salle de classe mais, cette fois, devant le bureau et devant une classe de maternelle. On sait que la question de la transmission est primordiale chez Kechiche et l’on retrouvait dans la deuxième scène de l’oeuvre un long moment dédié à Marivaux, auteur à l’importance déjà capitale dans L’Esquive. D’élève à enseignante, Adèle est passée de l’autre côté du miroir et, de la même façon, les pâtes préparées habituellement par ses parents, elle les cuisine à son tour pour les amis d’Emma le temps d’un cocktail. Le film est construit sur ce système de symétrie en débutant et en s’achevant de la même manière : Adèle, de dos dans la rue, marche pour aller à l’école au début du récit et on la retrouve de la même manière marcher vers son destin lorsqu’elle quitte le vernissage de l’exposition d’Emma. Kechiche joue beaucoup avec ces effets de rimes qui lui permettent de confronter des univers différents : celui de l’adolescence et de l’âge adulte, celui des flirts et de la grande passion amoureuse, celui d’un milieu social plutôt populaire et d’un autre plus bourgeois. Les motifs sont parfois visuels, à l’image de ce fumigène bleu qu’Adèle agite dans une manifestation et qui annonce la couleur bleue des cheveux d’Emma au moment de la « gay pride » mais aussi la robe bleue que porte l’héroïne à la fin du film. Les scènes se répondent ainsi en miroir, à la fois pour marquer un certain cloisonnement, à l’image de ces deux scènes de repas chez les parents respectifs des deux amoureuses qui marquent une certaine impossibilité d’échapper à son milieu social (à l’image de Krimo emprisonné symboliquement – dans sa langue, son milieu- à la fin de L’Esquive). Mais la force du cinéma de Kechiche, c’est également de ne pas figer les choses et de montrer un élan vital qui permet de déplacer les lignes (qu’Adèle soit devenue une institutrice est une belle victoire même si Emma lui reproche de ne pas écrire et, par-là, de ne pas se conformer aux attentes de son groupe social).

Rapports de classe

D’aucuns ont reproché à Kechiche d’avoir un regard caricatural sur les milieux sociaux qu’il filmait. D’un côté, la famille modeste qui regarde la télé en mangeant des spaghettis à la bolognaise, de l’autre, la famille d’Emma où l’on déguste les fruits de mer accompagnés d’un bon vin blanc. Mais s’il avait filmé l’inverse, j’imagine qu’on lui aurait reproché de ne pas être crédible ! Comme chez Chabrol, la nourriture occupe une place importante chez Kechiche (on songe évidemment au fameux couscous de La Graine et le mulet). Mais au-delà de tout « typage » d’ordre sociologique, ces scènes de repas constituent une sorte de contrepoint à la circulation du désir qui nait entre Adèle et Emma. Les pâtes que mangent les jeunes filles chez les parents d’Adèle sont certes modestes mais c’est ce plat que ressert plus tard la jeune institutrice aux amis d’Emma. Et tous les trouvent délicieuses. Là encore, il est question d’héritage et de transmission familiales et jamais Kechiche ne porte un regard méprisant ou dédaigneux sur ces menus. Ils ne sont jamais là pour stigmatiser un groupe social. Au contraire, le film est particulièrement nuancé et le cinéaste évite, par exemple, de faire des parents d’Adèle d’odieux homophobes (ce qu’ils étaient dans la BD originelle). J’ignore si ceux qui reprochent à Kechiche d’être caricatural sont les mêmes qui ont porté aux nues Edouard Louis alors que ce dernier s’appesantissait sur l’horreur d’être homosexuel dans un milieu très populaire. Toujours est-il que le cinéaste évite ce côté « sensationnaliste » (parce que le témoignage a beau être vrai et poignant, il joue avant tout sur l’émotion et une certaine tendance à la généralisation à partir de sa propre expérience) même s’il ne fait pas l’économie de la réflexion. C’est ce très beau moment, assez subtil, où Emma est obligée d’inventer un petit copain car il est sans doute plus difficile pour Adèle d’assumer devant ses parents une liaison homosexuelle.

Les huitres mangées chez Emma ont une autre vocation et apparaissent comme une image assez amusante puisque Adèle les compare à de la morve (celle qui coule de son nez lorsqu’elle se défait à la fin du film) tandis qu’Emma, lesbienne assumée, l’associe à « autre chose ». Lorsque cette dernière initie Adèle aux huitres, c’est de manière métonymique puisque tout le film peut être vu comme une initiation au plaisir, qu’ils soient de la table ou de la chair (quelqu’un me le faisait remarquer justement en commentaire de la note que j’avais rédigée il y a sept ans : La Vie d’Adèle est un vrai film hédoniste).

Adèle dort

Plaisir

A l’époque de sa sortie, les polémiques s’étaient, bien entendu, focalisées sur les scènes de sexe que recèlent le film, chacun y allant de son petit couplet : fantasme d’hétéro, voyeurisme (comme si le geste de se plonger dans le noir d’une salle de cinéma pour contempler des images n’était pas, par essence, du voyeurisme !), etc. Or ce qui m’a frappé en le revoyant, c’est que les scènes de sexe sont, au bout du compte, très peu nombreuses. La première est marquante car elle est très longue, crue et intense. Celles qui viennent par la suite sont beaucoup plus courtes et finalement représentent une toute petite part de ce long fleuve amoureux. De plus, Kechiche stylise ces passages et évite ainsi le côté racoleur des proverbiaux inserts du cinéma porno. Comme dans Vénus noire, le corps est au cœur de son dispositif donc il n’en fait pas l’économie. D’où ce côté « cru » qui peut heurter, surtout lors de la première scène. De l’autre, il s’intéresse à cette notion de plaisir et n’hésite pas à filmer les visages pendant l’acte, se rapprochant ainsi de cinéastes aussi différents que Jean-Claude Brisseau ou Catherine Breillat. Qu’il y ait une part de fantasme (pourquoi pas ? C’est un crime ?), typiquement masculin (ah bon, tous les hommes ont les mêmes fantasmes ?) et hétéro (ce n’est pas un film sur l’homosexualité mais sur la passion amoureuse), je veux bien. Mais il ne faudrait pas oublier que Kechiche capte avec une acuité vibrante les premiers émois, les maladresses, la complicité, les baisers amoureux, le désir… A ce titre, la scène d’amour chez les parents d’Adèle est sans doute la plus belle parce que l’essentiel se déroule après le sexe. Ce sont les fous-rires étouffés parce qu’il ne faut pas que les parents devinent la nature de leur relation, les dialogues merveilleux sur l’idée d’initiation amoureuse et de transmission (Emma joue le rôle de « prof » pour Adèle)… Quiconque a été amoureux peut témoigner de l’extrême vérité de ces moments où le monde n’existe plus, lorsqu'il ne demeure plus qu’une espèce de complicité enfantine et de communion parfaites.

Lumière

Pour traquer cette vérité, Kechiche joue sur les durées. A l’instar de certains grands prédécesseurs (Pialat, Rozier…), il est de cette engeance de cinéastes qui cherchent à faire de chaque scène une sorte d’épiphanie dans un mélange de naturalisme (laissons tourner la caméra pour voir ce qui adviendra) et de stylisation (tous les raccords sont aimantés par les jeux de regards). Cette épiphanie, elle advient surtout sur le visage de ses personnages et il est grand temps de dire que celui d’Adèle Exarchopoulos est stupéfiant. Non seulement il est d’une expressivité inouïe, que ce soit dans la douleur (les larmes et cette fameuse morve qui a tant amusé les détracteurs du film, comme si toutes les actrices devaient pleurer comme à Hollywood, sans que le maquillage coule et en gardant un visage impeccable) ou dans le trouble (n'oublions pas cette magnifique scène où elle embrase une amie du lycée). Kechiche la filme au plus près, traquant la moindre de ses réactions et traçant ainsi un portrait d’une criante vérité. Mais ce « naturalisme » est toujours transcendé par un désir de stylisation. La dernière scène dans le bar, où le monde alentour semble avoir disparu, est parfaitement représentative. Mais je pense aussi à cette lumière qui éclaire son visage au moment de sa rencontre avec Emma dans un bar lesbien. Kechiche joue à la fois sur le côté « révélateur » que permet la source lumineuse (Adèle ne peut dissimuler son trouble) tout en nimbant la scène dans une sorte de cocon qui présage de l’intensité de la relation à venir. A tous les sens du terme, les deux futures amantes rayonnent (le sourire de Léa Seydoux est aussi assez extraordinaire).

Adèle dort

Pour terminer ce déjà trop long panorama de mes impressions, un petit détail m’a frappé. A plusieurs reprises (au moins trois fois), Kechiche filme en gros plan le visage de son héroïne en train de dormir. Sans être interminables, ces plans sont trop longs pour n’avoir qu’une fonction de « transition » dans la narration. Or, de mémoire de cinéphile, je n’ai pas le souvenir d’avoir vu des plans aussi justes sur quelqu’un qui dort (généralement, les acteurs se contentent de fermer les yeux et sont prêts à sauter dans leurs vêtements à la moindre occasion). Est-ce que le cinéaste a attendu que sa comédienne soit réellement endormie ou « joue »-t-elle à merveille ces petits instants suspendus ? Dans cette question réside à mon sens tout le génie de Kechiche, celui qui consiste à faire advenir les émotions et les sentiments les plus justes en mêlant une certaine vérité « naturaliste » aux artifices du cinéma.

Et c’est ce double mouvement qui nous emporte et nous bouleverse dans La Vie d’Adèle

Adèle dort
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