Les obsessions de Tennessee
Tennessee Williams, l’écran sauvage (2020) de Séverine Danflous. (Marest éditeur, 2020) Sortie le 25 mai 2020
Quel est le point commun entre Elia Kazan, Richard Brooks, Sidney Lumet, John Huston, Joseph Mankiewicz et Joseph Losey (mis à part le fait que ce sont tous des cinéastes prisés par Michel Ciment) ? Tous ont adapté le dramaturge Tennessee Williams pour le grand écran et même deux fois pour les trois premiers cités. Séverine Danflous a donc décidé de consacrer un essai à ce corpus d’œuvres engendrées par l’univers de l’auteur d’Un tramway nommé désir. La difficulté, on le devine, était de parvenir à trouver une cohérence esthétique face à des films réalisés par des metteurs en scène très différents et de ne pas se limiter à une approche strictement littéraire (même si cet angle d’attaque s’avère très intéressant ici).
Pour éviter cet écueil, Séverine Danflous procède d’une manière particulièrement pertinente en découpant son essai en chapitres thématiques où les films sont abordés de façon transversale et révèlent, à chaque fois, les obsessions du dramaturge. Puis, à la fin de chaque chapitre, elle procède à une étude de cas en prenant un exemple parlant (et en choisissant les titres les plus incontournables du corpus) pour les analyser finement. Ce parti-pris permet à l’auteur d’étudier les choix cinématographiques opérés par les metteurs en scène et la manière dont ils sont parvenus, en travaillant le cadre, la lumière, le montage à traduire à l’écran un dramaturge qui proclamait pourtant : « Je n’ai aimé presque aucune des adaptations de mes pièces à l’écran. »
Séverine Danflous pointe également un certain paradoxe dans la dilection d’Hollywood pour Tennessee Williams dans la mesure où ses pièces exacerbent tout ce que le cinéma ne peut pas montrer à l’heure du Code Hays et des ligues de vertu (à l’exception de La Ménagerie de verre (1987) de Paul Newman, la plupart des films analysés dans le corpus ont été réalisés dans les années 50 et 60) : la violence, le sexe et ses « déviances » (homosexualité, nymphomanie…), la frustration, les relations névrotiques entre les êtres, etc.
« Le théâtre de Tennessee Williams, pris dans les rets du guêpier hollywoodien, est en partie sacrifié, tronqué, mutilé sans doute, mais il conserve une puissance de subversion sans égale. »
Avec méthode et sagacité, l’essayiste s’attache à cette « puissance de subversion » en analysant la question de l’animalité et de la sauvagerie nichées au cœur de l’être humain, illustrée à merveille dans La Nuit de l’iguane de John Huston. A travers des scènes marquantes, les films sont étudiés en regard des thèmes qu’ils illustrent exemplairement. Ainsi, Un tramway nommé désir a été sélectionné pour mettre en lumière les questions de folie et de névrose qui traversent tout le corpus williamsien tandis que La Chatte sur un toit brûlant paraît le meilleur exemple pour disséquer la question du costume, des décors et des corps désirants (ou comment la vêture dévoile plus le désir qu’elle ne le masque).
A travers ce corpus se dessine également une certaine vision de l’Amérique et de ses mutations. De Baby Doll à Boom !, les films adaptés de Tennessee Williams témoignent de la décadence d’un Sud esclavagiste et raciste voué à la ruine et à la disparition. Face à ce monde en voie de disparition, les personnages sont à la fois étouffés (voir Baby Doll et son héroïne emprisonnée derrière les barreaux de son lit d’enfant) et révèlent leurs instincts les plus vils : ces « mères » monstrueuses qui ne supportent pas les ravages du temps, les individus prêts à toutes les vilenies pour regagner un peu de leur prestige perdu (prostitution, appât du gain…)
Sans entrer dans les détails de toutes les analyses très fouillées (notamment par des références à la mythologie, à la peinture…), on aura compris que l’essai de Séverine Danflous est riche et dense. D’autre part, il témoigne une fois de plus du soin accordé par l’éditeur à l’élaboration de « beaux livres ». Après le John Boorman de Michel Ciment, c’est en effet le deuxième ouvrage grand format publié par Marest et il est encore une fois splendide : une maquette aérée, de nombreuses illustrations qui participent à rendre encore plus tangible et intrigant l’univers torturé de Tennessee Williams au cinéma.