Critique & université : les lois de l’hospitalité (2020) de David Vasse (Marest éditeur, 2020) Sortie le 26 mai 2020

Non réconciliés

Le constat est aujourd’hui largement partagé : la critique de cinéma traverse une crise inédite. D’une part, sa légitimité est remise en question et son espace se réduit de plus en plus dans les publications généralistes. A part quelques incontournables comme Le Masque et la plume, Télérama et éventuellement Le Monde, les critiques ne sont plus prescripteurs comme ils purent l’être à une époque. D’autre part, la multiplication des sites et blogs liés au cinéma a mis un terme au monopole de la critique papier quant au discours tenu sur le septième art. D’aucuns le regretteront, arguant de la disparition progressive d’une « vraie » réflexion sur le cinéma au profit de tableaux étoilés et de polémiques aussi agressives qu’éphémères. D’autres y verront, au contraire, une véritable opportunité de décloisonnement et un appel d’air salutaire au sein d’une corporation sans doute sclérosée par les mêmes réflexes.

Ce préambule posé, David Vasse ne propose pas une nouvelle réflexion sur les mutations de la critique à l’ère du numérique mais s’intéresse davantage aux liens et conflits existants entre une certaine idée de la critique de cinéma et l’enseignement de cet art comme « discipline » tel qu’il est pratiqué à l’université. Traditionnellement, l’idée de critique telle qu’elle s’est développée en France (notamment après-guerre) est chevillée à ce que l’on a appelé la cinéphilie. Or cette approche « cinéphile » ne s’accorde pas avec l’idée « scientifique » d’un enseignement disciplinaire (le cinéma comme art) tel qu’il est transmis à l’université :

"La cinéphilie, c'est vivre en compagnie des films, les prolonger par la parole, la conversation ou la conservation, l'écrit ou la compulsion archiviste. Les enseigner, c'est au choix rester avec eux en les déplaçant dans un endroit pouvant fonctionner comme agora ou au contraire les laisser volontiers à l'entrée, au nom d'une discipline plus importante qu'eux dans sa finalité."

L’auteur revient donc sur cette histoire et cette opposition « historique » entre une cinéphilie qui, pour le dire très schématiquement, s’est globalement ralliée à cet « art d’aimer » que professait Jean Douchet (avec ce que cela suppose de subjectivité, de rapport intime à l’œuvre…) et « l’objectivité  scientifique » recherchée par l’enseignement universitaire, privilégiant les « preuves » à l’interprétation (par exemple).

Menant sa réflexion en s’appuyant sur les débats ayant également eu lieu au sein de la critique littéraire (Vasse convoque Barthes, Genette, Starobinski…), l’auteur s’intéresse à l’évolution de cette discorde entre l’université et une critique jugée subjective et antinomique avec l’approche scientifique et positiviste nécessaire à l’apprentissage d’une discipline. Il détaille très clairement les points d’achoppement entre les deux : la question du Beau et du jugement esthétique, la question de l’analyse et de l’interprétation ou encore celle de l’auteur.

Pour l’université, il s’agit effectivement de proposer un enseignement basé sur des preuves tangibles, un corpus permettant une approche « scientifique » du cinéma (historique, sociologique) et rétif à tout relativisme. D’où une certaine méfiance vis-à-vis de la cinéphilie classique, territoire marqué par une évidente subjectivité et un certain fétichisme qui s’est traduit, par exemple, par le culte voué à la figure de l’auteur ou par une inflation interprétative ayant cours dans la « critique de création ».

Revenant en détail sur cette question de l’interprétation des œuvres (avec un détour du côté de la pensée de Bachelard), David Vasse résume très bien la tension persistant entre ces deux approches :

« (…) l’interprétation, intégrée à une représentation réductrice, et pour certains repoussante, de cette communauté [les cinéphiles] (radicalité des choix et des goûts, fétichisation des pratiques, luttes partisanes), se voit par là-même refuser ses qualités d’accès à la connaissance, et pas seulement celle du cinéma. En plus d’être considérée comme méthode arbitraire et aberrante sur le plan méthodologique, l’interprétation s’expose au mépris de ceux qui tiennent la cinéphilie comme un legs encombrant et fallacieux, un reste d’hystérie parasite qui fait écran à la rigueur cardinale recherchée dans l’enseignement universitaire ».

Tout l’enjeu de son essai va être de définir de quelle manière ces deux positions peuvent néanmoins se retrouver et dialoguer (ces fameuses « lois de l’hospitalité »). L’auteur montre, d’une part, que si l’université semble rejeter la critique et la cinéphilie, force est de constater qu’elle a dû aussi s’appuyer sur elles pour bâtir un corpus fédérateur. Il note d’ailleurs qu’une revue comme Positif, par les gros dossiers qu’elle propose chaque mois, s’inscrit dans une démarche où l’approche « historienne » et « scientifique » du cinéma se conjugue avec la temporalité de la critique (les nouveautés du mois) et le goût cinéphile. D’autre part, Vasse souligne à quel point l’enseignement universitaire aurait à gagner en offrant une place plus importante à l’interprétation ou à une certaine subjectivité :

« Loin d’être une forme vaniteuse de prise de pouvoir sur le film, l’interprétation est un travail qui réclame sensibilité et perspicacité à partir de l’image et non au-devant d’elle. L’image n’est pas prétexte (comme elle pourrait l’être pour une théorie qui s’en servirait pour mieux servir ses intérêts), elle est texte à parcourir comme une « forêt de symboles », pour reprendre l’expression de Baudelaire dans le poème Correspondances. »       

Face à la reconfiguration totale du paysage critique sous l’influence d’Internet (que David Vasse a le bon goût de ne pas rejeter en bloc), l’auteur émet quelques hypothèses intéressantes sur la manière dont critique et université pourraient s’entendre pour défendre communément une certaine idée du cinéma. Plus que le support d’écriture ou de lecture, « l’important est de savoir quel espace critique inventer, occuper ou traverser, quelle idée du cinéma continuer à y défendre. »

La lecture de cet essai s’avère donc à la fois riche et stimulante, offrant le loisir d’imaginer de nombreux prolongements ou ouvertures. Par exemple, David Vasse n’aborde pas (ce n’est pas un reproche : ce n’est pas son sujet) la question des « cultural studies » qui envahissent l’université et qui, pour reprendre une de ses phrases, font de l’image un simple « prétexte » pour servir une idéologie. Que devient l’amour du cinéma lorsque les films ne sont plus lus que sous ces grilles préétablies ? D’autre part, si le discours sur le cinéma via Internet est présenté comme une nouvelle donne de l’époque, il reste encore à défricher ce nouveau paysage qui n’est évoqué, pour l’instant, que comme repoussoir ou comme un grand chamboulement mais finalement peu détaillé (quel point commun entre les communautés style "Sens critique" et les blogs spécialisés parfois très pointus ?). Tout le mérite de l’essai de David Vasse tient aussi à sa manière de ne pas être figé dans son approche historique et d’ouvrir sa réflexion à de nombreuses perspectives…

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