En liberté
A l’abordage (2020) de Guillaume Brac avec Eric Nantchouang, Salif Cissé, Edouard Sulpice, Asma Messaoudene
N’y allons pas par quatre chemins : Guillaume Brac est le digne héritier de Jean Renoir, de Jacques Rozier et l’un de nos plus précieux cinéastes. Son dernier long-métrage, A l’abordage, est l’antidote le plus parfait au climat délétère de l’époque : un film généreux, pétri d’humanité, ouvert et d’une constante finesse.
L’anecdote ne paie pourtant pas de mine. Félix rencontre un beau soir d’été Alma et passent tous les deux la nuit dans un parc. Le lendemain, la jeune fille file prendre son train pour partir en vacances dans la Drôme. Félix décide alors de lui faire une surprise et de la retrouver. Il embarque son ami Chérif pour des vacances improvisées en camping, au bord d’une rivière paradisiaque. Grâce à une célèbre plateforme de covoiturage, ils rencontrent Edouard, un jeune homme déçu de tomber sur deux solides gaillards au lieu des deux filles qu’il devait véhiculer !
A l’abordage débute comme un classique « film de vacances » où Guillaume Brac joue la partition de la comédie légère avec un Félix et un Chérif qui chambrent gentiment leur chauffeur (qu’ils surnomment « chaton » après un coup de fil embarrassant de sa mère) ou qui doivent improviser des logements de fortune sous la tente (la voiture d’Edouard a été endommagée et il est coincé pendant une semaine au camping) avec tous les désagréments imaginables (les odeurs suspectes, le bon moment pour mettre discrètement un appareil dentaire…). Sur un versant plus « sentimental », le cinéaste renoue un peu avec la situation de Tonnerre : la « surprise » ne plait pas du tout à Alma et elle éconduit Félix. Mais le jeune homme ne veut pas se résoudre à cet échec et se montre entreprenant sans pour autant se laisser gagner par la folie qui menaçait Vincent Macaigne. Mais reste quelque chose comme une douleur sourde qui parcourt le film, liée au fait de n’être pas désiré et de constater la non-réciprocité des sentiments.
Cependant, depuis Tonnerre, il y a eu l’expérience de L’Île au trésor et Brac multiplie désormais les points de vue en s’attachant à chacun de ses personnages pour leur offrir une chance. La beauté du film réside dans cette manière qu’a le cinéaste de suggérer des situations douloureuses (les milieux sociaux inconciliables de Félix et Alma, la jeune maman esseulée que rencontre Chérif, l’angoisse d’être né à une époque inquiétante…) tout en parvenant à les dépasser. La vieille dame avec qui discute Félix au début du film donne le « la » du récit. C’est elle qui le pousse à aller de l’avant, à avancer en dépit des obstacles qui se présenteront forcément un jour… Et le film épouse constamment cet élan. Même lorsque les personnages se trouvent, à un moment donné, dans des impasses, Brac ne les abandonnent pas et leur offre un horizon ouvert et de l’espoir. Nous n’en dévoilerons pas trop pour laisser le plaisir de la découverte aux futurs spectateurs mais on peut d’ores et déjà souligner le fait qu’aucun personnage n’est épinglé ou jugé. Félix a un côté très égoïste, Alma fait parfois petite pimbêche revêche, Edouard, avec ses allures de petit bourgeois du 16ème tout droit sorti d’un rallye, est un peu ridicule mais la mise en scène, la direction d’acteurs impeccable permettent d’épaissir leurs silhouettes, de les rendre touchants et profondément humains. Même lorsqu’ils apparaissent au début comme des caricatures (l’insupportable bellâtre maître-nageur, l’angoissé-suicidaire qui fait songer – sur un versant comique- au militant dépressif qui se fait sauter la cervelle dans First Reformed de Paul Schrader), Brac parvient à nuancer notre jugement, à les rendre sympathiques… Même si on peut rire d’eux, son regard n’est jamais surplombant ou mesquin. Il faut voir comment ledit angoissé ressort tout chamboulé et apaisé par le spectacle d’un bébé endormi (il a joué les baby-sitters).
A chaque instant, la mélancolie pointe le bout de son nez (la dernière accolade entre Félix et Alma, le dernier plan sublime du film…) mais le cinéaste prend le parti de la légèreté et d’un certain art de vivre buissonnier : comme chez Podalydès (Comme un avion), on peut tomber sur une « sirène » au bord de l’eau ou oublier les soucis le temps d’une danse ou d’un karaoké (avec Aline de Christophe).
Encore une fois, tous les comédiens sont au diapason et d’un naturel confondant. Brac saisit à merveille sur leurs visages les émotions qui les meuvent : la naissance du désir, la complicité amicale, l’empathie, la frustration, l’agacement et le mépris, la douleur de sentiments non-réciproques… Ce qui frappe dans A l’abordage, c’est cette douceur et cette finesse pour aborder des situations qui pourraient être graves ou tristes, à l’image de ce personnage de jeune mère délaissée par un compagnon pris par son travail. Par quelques regards, Brac suggère la difficulté que peut représenter pour un couple l’arrivée d’un enfant et cette sensation terrible de deux chemins qui s’éloignent, d’un amour qui s’enlise…
Jamais la dureté du Réel n’est éludée mais le cinéaste opte pour les petits bonheurs (les joies simples du camping, du vélo succèdent ici au centre de loisirs de L’Île au trésor) et une certaine foi en l’humanité (les scènes sur la complicité entre le massif Chérif et le bébé sont merveilleuses).
Et c’est peu dire que ce regard généreux et dénué du moindre cynisme est réconfortant et nécessaire en ce moment…