Réalisme magique
Barton Fink : le rêve de feu des frères Coen (2020) de Damien Ziegler
A.I. Intelligence artificielle ou l’adieu à la mélancolie (2020) de Damien Ziegler
(Editions Lettmotif, analyse filmique, 2020)
Le catalogue déjà conséquent des éditions Lettmotif s’enrichit d’une nouvelle collection sobrement intitulée « analyse filmique ». Comme son nom l’indique, il s’agit d’ouvrages fouillés (près de 250 pages à chaque fois) autour d’un seul film. Damien Ziegler, déjà auteur d’un Dictionnaire Terrence Malick chez le même éditeur, ouvre le bal et nous propose simultanément deux essais autour d’A.I. de Steven Spielberg et de Barton Fink des frères Coen.
Si l’on s’appuie sur la terminologie adoptée par David Vasse dans un récent essai sur les rapports entre critique et université, les deux livres de Damien Ziegler relèvent de la seconde catégorie : une dissection extrêmement pointue et universitaire des deux films en question. Il faut d’ailleurs absolument les avoir vus avant d’attaquer ces livres qui les dévoilent sous toutes leurs coutures.
Par ailleurs, il est préférable également d’avoir quelques affinités avec les œuvres pour y prendre du plaisir. Aussi intéressant soit-il, j’avoue que l’essai sur A.I m’a laissé de marbre (du moins, il n’a pas réussi à me convaincre) dans la mesure où je n’aime pas beaucoup le film de Spielberg. En revanche, adorant Barton Fink, j’ai trouvé l’analyse de ce film particulièrement riche et passionnante. On aura donc compris qu’il s’agit moins de débattre des qualités « objectives » de ces deux ouvrages (de haute tenue) que de souligner qu’ils s’adressent avant tout aux amateurs des œuvres en question.
Qu’il s’agisse de Barton Fink ou d’A.I, Damien Ziegler procède de la même manière : une introduction assez générale, un synopsis complet et une étude étape par étape de tous (?) les enjeux des films, qu’il s’agisse de leurs thèmes, de leurs fondements philosophiques (nature/culture dans A.I, réalisme et onirisme dans Barton Fink), de leurs motifs visuels (la page blanche chez les Coen, le voile chez Spielberg) et des éléments de mise en scène (notamment le son et la musique)…
Des différences se font néanmoins remarquer. Pour A.I, l’approche de l’auteur est beaucoup plus philosophique, s’appuyant sur des auteurs comme Héraclite (vu par Heidegger) ou Nietzsche pour développer des analyses assez poussées autour des questions de la nature, de la technique et de la manière dont le « voile » est ce qui révèle ladite nature humaine : « En se voilant d’un drap, d’une couverture ou d’une peau de latex aussi vraie qu’une peau humaine, David dévoile son humanité et son statut d’enfant de la nature. ». De la même manière, Ziegler resitue souvent A.I dans l’œuvre de Spielberg pour tenter de voir de quelle manière elle prolonge et infléchit les thèmes d’E.T (pour la question de la nature), d’Always (« la vitre et la pluie ») ou encore Hook pour le conte et le syndrome de Peter Pan (et Pinocchio dans le cas présent).
Dans le cas de Barton Fink, malgré quelques courts développements autour de Fargo (pour la question de la « blancheur », évidemment) et No Country for old Men, l’auteur tisse peu de liens avec les autres films des Coen. En revanche, il s’appuie sur de nombreux autres films pour tenter de définir la teneur de cette mémorable Palme d’or : Buffet froid de Bertrand Blier pour la question de l’absurde, Mort à Venise de Visconti pour la question de « l’incarnation au monde » (le rapport, peu évident de prime abord, s’avère particulièrement stimulant) mais aussi Persona de Bergman, Pandora de Lewin et bien entendu les grands films de Polanski (Le Locataire pour l’espace mental fluctuant que constitue l’hôtel, Cul-de-sac) ou même Kitano (pour le motif de la plage).
Pour Barton Fink, Damien Ziegler convoque également davantage de références picturales, qu’il s’agisse de Bacon, d’Hopper, d’Hockney ou encore de Dali et Magritte.
Mais s’il fallait déceler un fil directeur entre ces deux ouvrages, c’est certainement du côté de la définition d’un certain « réalisme magique » qu’il faudrait aller chercher. Dans les deux essais, l’auteur cite un passage d’Harry Potter et les reliques de la mort où il est question du rapport entre la conscience de l’individu et la réalité : « Bien sûr que ça se passe dans ta tête Harry, mais pourquoi donc faudrait-il en conclure que ce n’est pas réel ? ». A travers ces deux films, l’ambition de l’auteur est de démontrer que l’onirisme et l’artifice ne s’opposent en rien au « Réel ». Ce qu’il défend, plutôt qu’une vision mortifère de la technique ou de l’absurdité du monde, c’est la capacité de la conscience humaine à investir le monde. Dans les deux cas, la puissance créatrice des individus parvient à dépasser les murs qui enferment l’individu (dans sa tête ou son corps artificiel) pour lui redonner une place dans le monde (sur la plage pour Barton, avec la fille du tableau ou une journée avec sa mère pour David).
La thèse mériterait d’être analysée plus en profondeur et il serait sans doute possible d’écrire un même essai sur le film des frères Coen en prenant d’autres entrées (par exemple, même s’il cite évidemment Kafka, Ziegler n’évoque absolument pas la question du judaïsme dans l’œuvre des Coen alors que le film se déroule en 1941, que Charlie – John Goodman- fait un salut à Hitler et qu’un film comme A Serious Man remettra au cœur de son propos cette question de la « judéité »).
Ces dernières réflexions ne sont évidemment pas une « critique » mais la preuve que les deux ouvrages de Damien Ziegler pourront apporter beaucoup de grains à moudre aux cinéphiles et de leur offrir de stimulantes réflexions.
On souhaite donc une longue vie à cette collection « analyse filmique » et on espère que de nouveaux titres sont déjà en gestation…