Le Roman de Godard (1967) de Michel Vianey (Marest Editeur, 2020) Sortie le 6 octobre 2020

En attendant Godard

Si l’on prête attention au catalogue des éditions Marest, on constatera une certaine inclination pour les publications « doubles » (réminiscence de Vertigo ?), un goût pour une série de livres qui dialoguent et se répondent en miroir. Par exemple, en complément du récit autobiographique de Boorman (Aventures), on trouvera son roman Tapis écarlate qui jette un autre éclairage sur l’existence du créateur. On se reportera également au passionnant diptyque Chant/contre-chant de Pierre Sky et Pierre Sky l’enchanté de Sébastien Smirou ou encore au très beau roman hitchcockien de Thierry Clech (Sur ses traces) auquel répond le captivant essai de Sébastien Rongier sur Psychose (Alma a adoré).

Le Roman de Godard de Michel Vianey sort le même jour que Le Dormeur de Didier Da Silva et même si les deux ouvrages peuvent paraître, a priori, assez éloignés l’un de l’autre (le premier est une réédition d’un livre paru en 1967), ils entretiennent de subtiles correspondances. Tout d’abord, Pascal Aubier, personnage pivot du Dormeur qui apparait ici comme « figurant » puisqu’il fut assistant de Godard sur Masculin féminin. Ensuite, la forme même qu’adoptent les livres : celle d’une « enquête » fragmentaire où les témoignages, les bribes de conversations, les rencontres finissent par composer un tableau plus impressionniste (voire pointilliste) que psychologique et factuel, révélant autant les auteurs qui observent que les sujets observés. 

Enfin, par leur style, ces deux récits parviennent à se libérer de la gangue de l’écriture journalistique et nous proposent autre chose qu’une simple « enquête ». Pourtant, tout commence par une commande journalistique : Vianey rencontre Godard sur le tournage du Mépris qu’il est chargé de suivre pour L’Express. Le premier chapitre du livre revient sur cette rencontre, avec des anecdotes amusantes et célèbres (Godard marchant sur les mains pour dérider Brigitte Bardot) et déjà une volonté de percer le mystère de ce créateur qu’il affuble d’un nouveau prénom (Jean-Luc devient Edmond). Après cette rencontre nait l’idée d’un livre. Michel Vianey est alors invité à suivre Godard et assiste au tournage de Masculin féminin (où Brigitte Bardot fait une petite apparition en forme de clin d’œil).

Le Roman de Godard sera moins le récit de cette expérience qu’un work in progress où Vianey accorde autant d’importance aux faits se déroulant sous ses yeux (on hume parfaitement l’atmosphère du tournage et le cinéphile reconnaît avec plaisir les scènes du film) qu’à des petits détails insignifiants, aux bribes de conversations et à ses interrogations quant à la manière d’approcher son « sujet ». Par sa forme fragmentaire, parfois désarticulée, Vianey retrouve le sens du collage de Godard, ses ruptures de ton sans pour autant le singer scolairement.

L’acuité de son regard (on voit Léaud par la simple manière qu’a Vianey de décrire sa démarche et ses gestes) lui permet de nous plonger au cœur de l’expérience de ce tournage. Le lecteur peut ressentir l’atmosphère des cafés parisiens, le froid hivernal et la tension qui put régner durant ce tournage. L’une des beautés du Roman de Godard, c’est de parvenir à saisir quelque chose de Godard, de ses méthodes de travail, de son caractère parfois difficile tout en préservant une véritable opacité et un mystère qui demeure insondable. Au-delà de ses sautes d’humeur (Godard se montre parfois rude avec son chef-opérateur Willy Kurant) et de ses angoisses, le cinéaste apparaît surtout comme un homme terriblement seul. Et cette solitude, qui est sans doute celle de tout artiste, est d’autant plus poignante qu’elle n’est pas dévoilée de manière abrupte ou psychologisante.

Il y a, par exemple, les cicatrices laissées par l’histoire d’amour douloureuse avec Anna Karina et une amertume dont les traces se retrouvent dans les personnages que composent alors le cinéaste : « Bref, vous en aviez votre claque, l'un et l'autre, de cette vie mal famée et elle s'est étalée jusqu'à vos personnages cette nausée par moments, de soi, des autres et de cette périlleuse affaire qu'est l'amour, ou plutôt ce rêve d'amour qui outrepasse nos droits et nos moyens, rêve d'amour patient où nous nous prolongerions hors de nous-mêmes tant et si bien que les mauvais coups du sorts ne nous meurtriraient pas plus qu'ils ne meurtrissaient le dragon bicéphale de la fable car blessés le matin nous nous retrouverions, en elle, indemnes le soir. ». Mais il y a aussi tous ces non-dits qui se dissimulent derrière les célèbres lunettes noires de JLG, derrière ce visage impassible qu’illumine parfois un sourire.

Michel Vianey n’a pas la prétention de dévoiler les secrets du créateur mais en partageant un peu de son temps, il parvient à peindre un portrait à la fois très précis tout en se gardant d’en révéler toutes les énigmes. Et en ce sens, Le Roman de Godard se dévore à la fois autant comme un véritable objet littéraire qu’un témoignage précieux sur une époque, un artiste et son art.

Retour à l'accueil