Le Dormeur (2020) de Didier Da Silva (Marest Editeur, 2020). Sortie le 6 octobre 2020

Le temps scellé

Il n’est pas nécessaire de connaître l’œuvre de Pascal Aubier, cinéaste éclectique et confidentiel (il n’a signé que trois longs-métrages – Valparaiso, Valparaiso, Le Chant du départ et Le Fils de Gascogne- en près de 50 ans) pour être captivé par le livre de Didier Da Silva.  

Le Dormeur est à la fois le titre d’un court-métrage tourné par Aubier d’après le célèbre poème de Rimbaud (Le Dormeur du val) et l’histoire d’une rencontre, d’une fascination. En 2017, l’auteur découvre sur You Tube ce film dont il n’avait jamais entendu parler auparavant : « Or très vite il n’est plus question d’impatience ou de distraction. Dès les premières secondes, je suis happé ; en apnée. Et chaque seconde qui passe coupe plus profondément le souffle. Je ne suis plus qu’un œil grand ouvert et comblé. »

Ce choc (devrions-nous parler d’ « illumination » pour rester dans une terminologie rimbaldienne ?) va servir de point de départ à un récit en demi-teinte, à la fois enquête sur une œuvre aux allures d’OVNI (le film fut tourné en un unique plan-séquence avec un prototype de la Louma) mais également méditation introspective sur une époque et le temps qui passe. A quelques mois près, le tournage du Dormeur (pendant l’été 1974) correspond à la date de naissance de Didier Da Silva et très vite, lorsqu’il rencontre Pascal Aubier, il lui trouve des similitudes avec son propre père.

Il y a quelque chose de Modiano dans ce livre, et pas seulement parce que l’écrivain apparaît deux fois au cours du récit. La délicatesse de l’écriture, mêlant une certaine mélancolie avec de nombreuses pointes d’humour bienvenues, y fait songer. Mais on retrouve aussi chez l’auteur une volonté d’inscrire des destinées individuelles dans le grand fleuve des événements passés qui évoque Un pedigree, à l’image de ce premier chapitre où Da Silva brosse de manière factuelle un tableau du monde durant l’été 1974. Le long travelling de huit minutes et des poussières du Dormeur devient alors la parfaite métaphore de l’inéluctable écoulement du temps et ce n’est sans doute pas un hasard si le court-métrage d’Aubier frappa Tarkovski qui lui consacra un paragraphe dans Le Temps scellé.

Avec Le Dormeur, l’auteur tente de remonter le cours du temps en revenant sur les conditions de ce tournage singulier, en retrouvant les participants à l’aventure, en premier lieu Pascal Aubier dont l’existence fut un véritable roman, à l’image de ce rocambolesque voyage au Mexique effectué en 1961 (le cinéaste avait 18 ans). Il s’agit à la fois d’en percer les mystères tout en préservant son aura. Sans se perdre dans les détails techniques, Didier Da Silva revient sur le dispositif technique inventé par Jean-Marie Lavalou et Alain Masseron qui donne naissance à la Louma. Ce qui lui permet d’ailleurs de corriger une erreur communément répétée : c’est bien Aubier qui, pour la première fois, utilisa cette Louma et non Polanski lors du fameux générique du Locataire.

Mais au-delà de l’enquête pointilliste (et passionnante) qui permet à l’auteur d’égrener un certain nombre d’anecdotes croustillantes (la mise en place de ce travelling magique fut assez épique), Le Dormeur est une poignante méditation sur le temps. Avec beaucoup d’élégance et de pudeur, Didier Da Silva tisse une toile faite de réminiscences et de souvenirs qu’on devine très personnels. Encore une fois, par sa forme même (le travelling et le plan-séquence), le film devient la métaphore parfaite du temps qui passe. Comme chez Tarkovski (d’Andrei Roublev à Solaris en passant par les longs travellings de Stalker), la caméra prend son autonomie et l’œil est plongé dans une pure expérience du temps.

« Ceci dit le modèle c’est l’oiseau, le regard d’un oiseau, Pascal n’en fera pas mystère. Monter, descendre, monter encore, accélérer puis se figer, virer de bord, parcourir un espace immense, tout en prenant de la hauteur, puis piquer pour faire du rase-mottes, et ce qu’on voit quand on fait ça, l’œil intérieur ou l’imagination le conçoivent : bien avant les années soixante-dix, le premier des chamans venus vous les confirmera, les outils oniriques étaient archi au point, sans parler d’Icare. »

Il s’agit de remonter ce fleuve et de revenir à ce « dormeur » qui fit d’un petit trou de verdure sa dernière couche. A travers Rimbaud, c’est également tout un jeu subtil de réminiscences qui se met en place : la mémoire ouvrière, la révolte, la bohème et la poésie comme moyen d’échapper à la pesanteur du monde.

Le temps d’un long travelling (et d’un court récit) ; Didier Da Silva renoue alors avec sa propre enfance, avec la nôtre et son Dormeur n’en est que plus poignant.

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